Les scories de l‘histoire
Texte paru dans la Tribune Libre #51 (PDF, 1.27 Mo)
Juillet 2013
Auteur : Thierry PATRICE
L’Europe est à la fois une construction industrielle, bancaire et administrative tout en étant une identité fondée sur une histoire commune, qui n’a été depuis 2000 ans que plaies et bosses comme beaucoup d’histoires.
Il n’aura échappé à personne que le projet européen ne répond pas complètement aux interrogations des peuples, au point que c’est le format du projet qui est mis en cause.
En réalité si les peuples perçoivent clairement leur identité commune, leurs dirigeants, eux sont en décalage complet par rapport à cette identité. La raison en est le poids de l’histoire dont ces dirigeants, largement coupés des réalités des peuples, se sentent dépositaires, agités par des leviers économiques. Par et dans l’histoire, ils existent. Ce poids historique a des conséquences géopolitiques majeures qui étaient sous-entendues lors de la formation de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, de la signature du traité de Rome le 27 mars 1957 (le même jour est ratifié Euratom1) et de la formation du premier « couple franco-allemand » concrétisée par le traité de l’Élisée de 1963 entre De Gaulle et Adenauer.
Pour pacifier le continent européen, une nécessité au vu des 82 millions de morts que les guerres ont généré en un siècle, il faut une unité au minimum franco-allemande, les traditionnels co-vaincus ou co-vainqueurs. Quoi de plus efficace que l’argent comme outil de démilitarisation ? Mais quoi de plus efficace que l’argent comme outil de dominance financière ? Il y a là une illusion : les guerres européennes du 20ème siècle ne sont pas dues à une animosité particulière franco allemande mais à une révolution sociale qui a entrainé des raidissements d’attitudes dans les familles dirigeantes européennes, dépossédées brutalement de leurs pouvoirs. Ces pouvoirs se sont cependant perpétués pour partie à travers celui de l’argent et le poids de la seconde guerre mondiale intervient ici.
Un bloc politique stable ?
Le 7 mai 1945 tout le continent est à reconstruire, dévasté en 10 ans par un grotesque caporal d’infanterie et une bande de voyous. Si un tel individu a pu accéder à la chancellerie ce n’est pas par hasard : il correspondait aux aspirations de dirigeants d’entreprises, prêts à tout pour se refaire après le conflit de 14-18. Un seul pays est économiquement capable de reconstruire sur les 4 vainqueurs, les USA, mais deux d’entre eux constituent des entités géographiques aux ressources naturelles autorisant une autonomie de fait, les USA et l’URSS. L’URSS instaure un glacis dictatorial incluant la RDA au titre de prise de guerre, les USA s’installent en RFA au titre de nécessité de posséder un porte-avions stable politiquement et économiquement au contact direct de l’URSS. A ce moment les deux « petits » vainqueurs UK et France considèrent qu’il est bien de leurs intérêts communs de constituer un bloc politique stable.
Dettes de guerre
Les USA ont joué un rôle majeur dans l’émergence de l’UE et sans doute le jouent-ils encore. Ils n’ont pas exigé le paiement de la dette de guerre de l’Allemagne qu’impliquait sa reddition sans conditions signée par Wilhelm Keitel et n’ont pas exigé le remboursement des dettes contractées par leurs alliés qui sont donc redevables aux USA, quoique la Grèce (2010) et la Pologne (2004), entre autres, agitent le spectre de ce remboursement Kolosssaaal, périodiquement. Pour mémoire l’Allemagne a fini de payer sa dette de 1914-1918 en… 2010, en ayant négocié une réduction de 50%. Les USA ont assumé la gouvernance de la RFA dans les premiers temps, puisqu’il n’y avait plus aucun pouvoir en place, restaurant les structures politiques d’avant 1933 puis les adaptant, préservant sans les démanteler les cartels industriels qui ont permis hitler et prospéré sous son régime car il n’y avait pas d’alternative à cette période de guerre froide débutante.
L’Allemagne a donc été largement financée, ses dettes mises entre parenthèses, ce qui devrait exonérer ses dirigeants de donner des leçons d’orthodoxie, et gentiment utilisée, par exemple lors de l’installation des euromissiles Pershing en 1983. Les conditions d’avant-guerre ont été petit à petit recréées, d’autant que De Gaulle ayant rompu avec l’OTAN en mars 1966, la France se retrouvait en position de seul vainqueur « officiel » au contact de l’Allemagne, légitimement pacifiste mais indépendant, et face au capitalisme d’inspiration américaine. Que la France se dote d’une autonomie militaire de défense était ainsi parfaitement logique et il serait sans doute risqué politiquement de nous affaiblir en y renonçant car cyniquement, une armée est bien un outil de rayonnement international y compris européen. A part l’UK qui calque sa politique sur celle des USA, la France est seule en Europe à posséder une armée capable de se projeter seule.
Différence identitaire Ouest-Est
Alors que l’UK est d’un point de vue identitaire à la fois anglo-saxon et grand-parent des USA, 60 millions d’américains sur 350 sont d’origine allemande. Lorsque le bloc de l’Est s’est effondré, miné économiquement par le capitalisme américain, la réunification de l’Allemagne a représenté initialement l’aboutissement symbolique d’un processus appelé Guerre Froide. Cependant ceci n’a rien changé à la différence identitaire Ouest-Est mais a replacé l’Allemagne désormais intégralement dans sa position géographique de 1933, les USA en plus. Cette position est à la fois à l’Ouest et à l’Est, mais ni de l’un ou de l’autre. Pour cette raison, l’Allemagne ne peut être européenne au sens « homogène » où l’entendent les européens du « sud ».
Annexes secrètes
On a évoqué les liens avec les USA mais des liens identiques ont été tissés depuis les guerres napoléoniennes avec la grande Russie puis l’URSS. Des transferts majeurs technologiques, financiers et même de populations, servis par la proximité géographique, par des histoires familiales, ont fait de l’Allemagne l’artisan de la Russie, par exemple lors de la conclusion du traité de Rapallo (16 avril 1922)2. D’une certaine manière Hitler a été un interlude épouvantablement sanglant dans une histoire commune qui a pris fin avec la rupture du pacte germano soviétique, conclus le 23 aout 1939, par l’opération Barbarossa le 22 Juin 1941.
Ce pacte de non-agression assez classique, y compris dans son hypocrisie, comportait des « annexes » secrètes, définissant des « sphères d’influence » réciproques faisant de facto disparaitre la Pologne et les pays Baltes et attribuant la Bessarabie (Moldavie et Ukraine) à l’URSS, cachées lors du procès de Nuremberg par les Russes et bien entendu les Allemands, et révélées seulement en 1989. Des annexes tout aussi secrètes et tout aussi négligentes des intérêts polonais et baltes ont été négociées à Ialta et confirmées à Potsdam entre les futurs vainqueurs de l’Allemagne nazie, Russes et Américains.
Dans cette histoire, les pays du « Mitteleuropa, centre Europe » ou du groupe de Visegrad3, mais il faut y inclure les Pays Baltes, sont ballottés depuis toujours entre les conflits, dont ils souffrent mais qu’ils ne créent pas. Guignés par la Russie et l’Allemagne, ils ne veulent ni de l’un ni de l’autre et des contentieux lourds et anciens ne peuvent que persister
Les pays nordiques, Suède, Norvège, Danemark auxquels on adjoindra la Finlande et l’Islande partageant une identité commune ne veulent rien changer à une équipe qui gagne, plus ou moins unie depuis le 8ème siècle, classiquement depuis 1850 et la fin de la seconde guerre mondiale (Conseil Nordique, 1952).
Dans cette histoire il serait erroné de penser que la Russie puisse se retrouver éternellement humiliée et affaiblie de son histoire récente, oublieuse du passé.
Du fait de son histoire et de sa géographie, il me semble que l’Allemagne, coincée entre le nord et le sud et tiraillée entre l’est et l’ouest n’a pas de politique européenne autre que dominatrice car elle ne peut en fait en avoir d’autre, sauf à reperdre son identité. Son problème est avant tout identitaire, son unité largement artificielle, ne datant que d’un siècle (Versailles, 18 janvier 1871), renouvelée dans ses frontières actuelles en 1990 lors de la chute du mur de Berlin, le 9 novembre.
Faiblesse structurelle
La volonté récente des USA de revenir en Europe, se manifeste par l’Alliance germano-américaine pour le 21ème siècle conclue entre le président Bush et le chancelier Schröder, le 27 février 2004, sans informer les autres partenaires européens en particulier la France. G. Schröder recruté après sa défaite face à A. Merkel, par Gazprom (Russie) puis le consortium russo-britannique TNK-BP, père adoptif de deux enfants russes, est une sorte de symbole de l’écartèlement est-ouest allemand. L’accord traduit quant à lui plusieurs préoccupations : si les USA apprécient l’Europe en tant que partenaire, ils apprécient surtout sa faiblesse structurelle, moins sa puissance économique car il n’y a qu’un seul premier, d’autant que les USA ont un autre problème sur leur flanc pacifique : l’Asie.
La mondialisation c’est bien mais surtout quand les USA sont au centre du jeu, or ils sont débiteurs et même dépendants de la Chine et demain de l’Inde qui risquent de ne pas se conformer à la lex capitalista americana. Il faut donc d’urgence rééquilibrer le monde autour des USA. Un prétexte à agressivité financière et militaire les sert bien, la montée de l’Islam radical, bien mis en exergue par J. Fisher, possible successeur d’A. Merkel en cas de victoire du SPD en 2013. L’Europe incapable de se faire valoir à l’Est à part l’Allemagne, est aussi incapable à part la France d’exister au sud de la méditerranée désormais chaotique, ce qui implique un besoin des USA, mais au prix d’un contact direct avec la Russie.
Prendre goût à l’Europe pacifiée
Le rêve européen, sans doute sincère et pacifiste à ses débuts, a fait place à une illusion d’union économique, servie par une erreur délibérée de stratégie, miser tout sur une monnaie, sans avoir le pays et les lois qui vont habituellement avec. Cette illusion repose sur l’idée que la Russie et les USA sont en dehors de notre monde, comme gommés de la carte européenne au profit d’économistes cantonnés dans un immeuble bruxellois. Les peuples peu consultés, ne sont que pions qu’il convient de ne jamais voir s’unir vraiment car eux savent le sens des souffrances des conflits et pourraient prendre goût à l’Europe pacifiée. Si l’Allemagne est coincée, voire isolée affectivement, l’Europe l’est aussi entre Est, Ouest et Sud, rêvant de puissance, s’illusionnant unie, menée par un couple harmonieux, en réalité disparate, soumise à sa géographie et son histoire.