A propos de la Conférence de Angélique DEL REY et de son ouvrage « La tyrannie de l’Évaluation » paru aux éditions La découverte
Tribune libre #52, nov. 2013
Par Gaël BERNICOT
A partir de sa pratique d’enseignante et de sa démarche philosophique, Angelique Del REY nous a présenté sa vision d’un envahissement de l’évaluation et de sa toxicité dans un univers complexe.
Historiquement, l’évaluation provient d’un monde éducatif fondé sur des valeurs méritocratiques.
Elle se présente comme le moyen formel et institutionnel de sélectionner les individus par leur compétence, indépendamment des critères de naissance. Dès l’origine, ce projet respectable est marqué par une ambiguïté source d’effets pervers. L’évaluation sous des couverts d’égalité des chances et d’objectivité indiscutable est un enjeu de pouvoir et peut être source d’injustice.
Il n’y a pas de neutralité dans l’évaluation et ses conséquences sur l’apprentissage ne sont pas forcément bénéfiques.
Une constante remise en cause
Le changement de nature de l’évaluation est de plusieurs ordres. En premier lieu, elle a lentement glissé de l’évaluation du travail scolaire à l’évaluation des compétences pour finalement tendre progressivement, par le truchement du savoir-être, vers une évaluation de la personne.
En second lieu, par l’approche de la notion de « capital cognitif », l’éducation, la formation, puis l’activité du travailleur deviennent des sources de profit dans un nouveau capitalisme cognitif. Cette évolution utilitariste est consacrée par l’intériorisation dans les institutions éducatives comme chez les étudiants de la notion d’employabilité. Émerge une norme d’évaluation économique qui déforme le rapport entre l’école et l’entreprise.
En dernier lieu, cette généralisation de l’évaluation récurrente et permanente persuade l’individu que rien n’est jamais mérité. Le travailleur vit une constante remise en cause dans laquelle il n’ y a pas de reconnaissance acquise et stable de ses compétences. On glisse vers un modèle de compétition sportive fondé sur la seule performance évaluée. Ce changement de nature pourrait expliquer une grande part de souffrance à l’école comme au travail.
Diffusion du modèle évaluatif à tous les
domaines de la société
Cette toxicité est démultipliée par la diffusion du modèle évaluatif à tous les domaines de la société.L’évaluation des politiques publiques est emblématique d’une «économisation» guidée par la statistique de l’ensemble de la société. Ce phénomène a accompagné la croissance de l’État social. L’évaluation s’est longtemps cantonnée à un mode de gestion bureaucratique qui validait la conformité à un corpus de règles juridiques. L’évaluation a ensuite évolué vers un mode de gestion technocratique dans lequel l’efficacité bureaucratique devait se doubler d’une gestion économe des ressources garantissant l’efficience. Aujourd’hui, dans un contexte de difficultés budgétaires, avec les tenants du «nouveau management public», ce sont les critères d’évaluation qui sont eux mêmes soumis à évaluation. Dans ce nouveau contexte la pertinence même des objectifs des politiques publiques est soumise à des évaluations quantitatives et des arbitrages économiques. On trouve des exemples dans la santé ou dans l’orientation et l’évaluation de la recherche en fonction d’une cotation de publication. Là encore, souffrance, injustice et parfois inefficacité semble être des conséquences de cette tyrannie de l’évaluation.
« Evaluer tue »
Angélique del Rey reprend à son compte cette expression pour démontrer que l’évaluation excessive est mortifère si on adopte une approche organique de la complexité pour appréhender le social et l’humain.
En premier lieu, l’approche organique pose le principe de systèmes ouverts éminemment sensibles aux échanges d’information entre acteurs. Dans ce contexte, l’évaluation fait partie de ces échanges et sa force d’objectivité n’est qu’illusion.
En second lieu, cette approche adopte l’idée de récursion organisationnelle qui brouille les causes et les conséquences des phénomènes. L’évaluation se fonde sur une approche mécaniste de cause et d’effet linéairement liés. La modélisation qu’elle implique serait inadaptée à rendre compte d’un monde d’inter et rétro actions permanentes.
En troisième lieu, une approche organique constate que le tout est différent de la somme des parties. L’approche mécanique du « corps machine » de Descartes qui, appliqué à l’humain et au corps social, pourrait légitimer une évaluation de chaque rouage est largement dépassée. Pas plus qu’un corps, un groupe social ou professionnel ne peut être démonté et évalué à l’aune de métriques quantitatives.
En quatrième lieu, il existerait une hiérarchisation de l’organisme avec certains points vitaux de singularité, éminemment sensibles aux changements infinitésimaux de l’environnement. Cette hiérarchisation confère au système une totale imprévisibilité qui disqualifie les approches évaluatives de modélisation Ceteris Paribus qui traitent les facteurs un par un, isolément.
Angélique del Rey conclut que cette tension entre un monde organique et complexe et une tyrannie de l’évaluation est source de dysfonctionnements et de grandes souffrances. Face à ce qu’elle qualifie d’ « urgence sociale », elle appelle à explorer de nouvelles méthodes permettant d’intégrer la complexité dans les organisations.
Un débat vivant et éclairant
La vivacité des discussions dans une assistance composée de beaucoup de « managers », évalués et évaluateurs, a d’abord montré l’importance du sujet. Au delà de la très enrichissante approche philosophique, l’évaluation est au cœur des préoccupations des acteurs de terrain de la société civile.
L’inquiétude concernant les excès de l’évaluation était partagée et de nombreux exemples concrets ont permis de donner un visage aux dysfonctionnements théorisés par Angèlique Del Rey.
L’évaluation accroît la concurrence interindividuelle au détriment de la coopération. L’évaluation déresponsabilise le décideur qui se contente de tirer les conséquences mécaniques d’évaluations à laquelle une illusoire objectivité donnerait force de loi. Les excès de mesures induisent une illusion de contrôle et de prédictibilité dans un monde de complexité croissante où l’incertitude est la norme. Dans d’autres cas, l’excès d’évaluation peut devenir contre-productif quand elle focalise les salariés sur les indicateurs et les détourne de la réalisation des objectifs opérationnels. Plus généralement, les évaluations, incapable de rendre compte de la diversité des individus serait une puissante force de déshumanisation.
Combler un besoin de reconnaissance
En revanche, d’autres témoignages introduisent une vision plus nuancée. Force est de constater que beaucoup de salariés expriment une demande d’évaluation. L’évaluation apparaît alors comme un moyen de combler un légitime besoin de reconnaissance. Par ailleurs, l’évaluation progression professionnelle en lui donnant des indications sur ses forces et faiblesses. Enfin, l’évaluation permet de faire reculer l’arbitraire qui peut être lui aussi toxique. Il est vrai que ces effets bénéfiques de l’évaluation sont moins faciles à déployer dans un contexte économique dégradé, marqué par un fort chômage et des ressources financières limitées.
Finalement, que ce soit une approche théorique ou une approche fondée par la pratique, une alternative à la tyrannie de l’évaluation est bien difficile à concevoir et à décrire.
Peut-être s’agit – il de dépasser une certaine frustration de ne pas trouver de grandes mesures portant un remède aux dysfonctionnements pour adopter une solution plus systémique. Si on admet l’approche organique présentée par Angélique Del Rey, des micro-changements locaux à l’initiative d’individus riches de leur diversité peuvent
faire évoluer les choses.
Individuellement, il nous revient de ne pas survaloriser les évaluations et de les laisser à leur place d’outils utiles parmi d’autres. Intellectuellement, il s’agit de ne pas oublier que ces évaluations ne dessinent qu’un modèle grossier qui doit être complété par d’autres appréhensions du monde qui laissent place à la diversité, l’intuition, voire la créativité.
Affectivement, nous devons rester lucides sur notre propre demande d’évaluation qui exprime aussi un besoin d’être reconnu et rassuré dans un monde de plus en plus incertain. Face à l’imprévisible, au risque, l’évaluation n’est qu’un remède local dont les effets secondaires sont parfois très néfastes.
Collectivement, dans notre action au sein des organisations, il faut rester lucide et garder une certaine méfiance envers des solutions simplistes qui encadrent de façon rigide et systématique l’action collective dans un système d’évaluation quantitative. Les marges de manœuvre sont parfois étroites mais tout espace laissé à l’incertitude, à la non-quantification peut se révéler fertile.
Conserver un certain optimisme
Cette conscience du risque de la tyrannie de l’évaluation peut paradoxalement nous permettre de conserver un certain optimisme. Si l’on montre que les évaluations sont incapables de rendre compte de la réalité organique du corps social, on sait que tout espace laissé libre sera spontanément occupé par des processus humains imprévisibles et non évaluables. Les individus conscients des excès de l’évaluation et capables de ne pas accepter l’inacceptable peuvent, partout où ils parviennent à introduire un peu moins de rigidité et plus de souplesse, contribuer à réduire les dysfonctionnements.
Cet impératif de conscience nous ramène finalement au début du discours d’Angélique Del Rey car c’est dans l’espace éducatif qu’une telle vision se construit.