Article paru dans la Tribune libre #52 (PDF, 906 ko)
novembre 2013
Par Thierry PATRICE
L’évaluationite est un champignon vénéneux provoquant une frénésie irrépressible de tout mesurer et généralisant une course immobile à la performance gagnant toutes les petites pyramides sociales formant la grande pyramide humaine. La société s’est intoxiquée se lançant dans des compétitions éperdues, décrites comme nécessaires à la survie, sans que la démonstration en soit faite, sans qu’un sens soit indiqué.
L’évaluationite est récente. Par peur, les humains pour survivre se sont regroupés sous l’autorité d’une force, l’idéologie étant le ciment donnant au pouvoir une stabilité dans le temps. Mais Dieu est mort avec Copernic et Nietzsche et ligne de foi se cherche. Comment le fils de dieu pourrait-il être de nulle part et sans projet, étant désormais dans une infinité de positions possibles ? Pour maintenir la forme de la pyramide sans direction, il faut soit une dictature, soit un lien cohérent avec ce qui est vendu comme un idéal de liberté, la démocratie représentative. L’Elu du peuple, du groupe, de l’association, représente les autres, désormais simples Elus d’un dieu défunt. Le système a l’avantage de pérenniser l’ordre entre bons et mauvais, entre Elus dignes et moins dignes, mais implique une évaluation, chacun se trouvant par principe aussi bon que son voisin. L’évaluation, dénonciation de tous, par tous, tout le temps, comme étant plus ou moins conformes à une norme est aussi la croyance mystique dans la représentation de tout, par un nombre, acte de foi permettant d’accéder virtuellement à la connaissance intime de l’univers voulu par Dieu. L’évaluationite procure à celui qui ne comprend rien la jouissance de tout savoir.
La démocratie représentative portant au pouvoir ceux qui représentent un moindre risque pour tous les autres, la norme est issue de la médiocrité mais se refait une beauté par la religion évaluative.
Evaluer n’est que mesurer de combien un individu s’éloigne de la norme. Ce qui est étrange et confirme que l’homme n’a rien à voir avec un dieu quelconque c’est qu’il faille se mettre à plusieurs pour évaluer. La commission sera formée de gens auto proclamés ou désignés par leurs amis pour formuler une vérité, sur tel ou tel en prenant de grands airs de conspirateur.
L’évaluation en soi ne sert à rien
Si le mal s’étend de France-Télécom à l’école primaire en passant par la marée chaussée, les choses sont encore plus graves lorsque l’évaluation touche l’avenir. L’exemple en est une Commission Nationale d’Université ou un Conseil scientifique. De grands prêtres dépositaires de la norme vont vérifier qu’une nomination d’enseignant ou le financement d’un projet de recherche satisfont à l’orthodoxie présente et à son prolongement dans le temps. L’évaluation en soi ne sert à rien, mais ceux qui font métier d’évaluer sont nuisibles, nivelant par le bas, monnayant leur influence. Ainsi une association loi 1901 ou un syndicat pesant quelques pourcents, appelleront-ils leurs adhérents à voter en faveur d’un quidam au titre des services rendus, ce qui lui donne plus d’une voix et l’élit instantanément. Il sera désormais réputé voir vrai, alors qu’élu de plusieurs niveaux successifs il sera le plus moyen possible. J’ai par exemple vu des petits chefs évaluer la dangerosité d’étudiants en médecine mais ignorer jusqu’à l’existence du règlement intérieur de leur institution, des présidents de jury, tout ignorer des questions d’examen qu’ils posent ou des évaluateurs écrire « On ne peut financer cette recherche car elle n’a jamais été faite ».
Il y a dans la norme du quantitatif, de combien on s’éloigne de la norme, mais aussi du qualitatif, ce qui est différent étant par essence mauvais, la norme étant fournie par l’axe de la pyramide considérée. Cet axe optimal s’appelle la pensée unique, aussi dite orthodoxie. Les conséquences anti démocratiques de ce système issu de la démocratie ont été bien anticipées par James Madison, rédacteur de la constitution américaine, Alexis de Tocqueville ou Immanuel Kant dans La critique de la faculté de juger. Elles sont lois et règlements qui paralysent tout et tous au prétexte d’un bien-être dérisoire à la Monty Python, « La suspicion nourrit la confiance », toute pensée déviante étant interdite ! Et quand on ne sait pas comment évaluer davantage on se dote d’un Haut Conseil (il n’en existe pas de bas) à l’Evaluation.
Reproduction du statu quo
L’orthodoxie sera flattée car démocratie représentative ne veut pas dire absence de gratification, sinon où dénicher les représentants ? Il y a un ascenseur social : il est en plein milieu de la pyramide, et réservé aux délateurs zélés.
L’évaluation est un outil de reproduction du statu quo ante millénaire mais qui atteint aujourd’hui des sommets d’efficacité. Elle se traduit par une perte totale de la biodiversité des activités humaines et par une résignation des évalués : en faisant moins d’efforts je vivrai plus longtemps. La hiérarchie, la loi et leur fille, l’évaluation, sont des tue-créativité.
Les remèdes sont connus et impliquent de relire le Contrat Social en le pimentant de Wikileaks, de TIC et d’apparence de chaos appelé démocratie directe. Tant que les peuples s’accommoderont d’être jugés à propos de tout, rien ne sera possible. Mais en ce début de 21ème siècle il faut se rendre à l’évidence : la pyramide et son ciment aux normes ne sont plus à la mode. La transmission de l’information étant désormais horizontale, les sommets sont les moins bien informés. En revanche la base sociale s’élargit, s’évase ne correspond plus à aucune norme, la périphérie ignorant le centre et le haut. L’évaluation est le masque qui transforme et dissimule la triste vérité : l’indigence politicienne qui blesse et torture les autres, ceux qui travaillent vraiment et offrent leur énergie et leurs compétences sans compter à la collectivité. Le progrès étant par essence en dehors de la norme, l’éradication de l’évaluationite emportera aussi la gouvernance pyramidale.