Samuel Gautier
Géographe prospectiviste, associé FuturOuest
Entretien réalisé en juin 2019 dans le cadre des travaux de réflexion de l’Insitut Kervégan sur l’avenir de la démocratie locale.
« L’élu de l’entre-deux territorial :
médiateur et garant du dialogue local »
Samuel Gautier : La question du temps est particulière en prospective parce que l’on va travailler à l’échelle d’une génération. Aujourd’hui, nos réflexions vont porter à l’horizon 2040 voire 2050 sur des enjeux de déplacements, et même à plus long terme pour ceux climatiques. En comparaison, la décision publique est étalonnée principalement sur le temps du mandat. En période de fin de mandature, les structures de conseil des élus, dont nous et nos partenaires bureaux d’études, intensifient leurs activités pour mener à bien les missions initiées. Dans certains cas, nous travaillons soit avec des équipes qui anticipent le prochain mandat, soit avec des structures qui disent : « nous allons profiter de cette latence où les élus ne bousculent pas, pour faire des réflexions ouvertes ».
IK : Dans votre pratique, quel rôle joue actuellement le maire dans les débats locaux ?
Samuel Gautier : A partir de regards croisés nous cherchons à qualifier le rôle de l’élu local pilote du dossier – souvent le maire ou le président d’intercommunalité – et son équipe. Nous consacrons du temps à comprendre, à interroger et écouter les acteurs locaux. Il en ressort plusieurs dominantes au regard de ses caractéristiques tant dans sa fonction politique qu’en tant qu’individu : si c’est un homme ou une femme, son parcours professionnel, comme père/mère de famille, voire grand-père/mère, … En particulier dans les parcours professionnels, nous observons des mutations : certains deviennent maires à plein temps.
La concertation, on l’instaure souvent, une fois qu’on a réussi à mettre les élus en confiance sur le dispositif : « Voilà où on veut vous emmener, l’objectif de la démarche, et quand on dit on veut vous emmener, on va y aller ensemble dans un processus collectif qui intéresse directement les élus territoriaux ». Pour cela, il faut détourer leurs intérêts, puis ouvrir un peu le champ de la réflexion, en accord avec le commanditaire, et comprendre que ce serait intéressant de s’ouvrir à la population, non pas dans une logique descendante de simple réunion publique d’information. Mais plutôt cibler tel sujet (comme par exemple le patrimoine), ou aller avec des acteurs locaux le temps d’une réunion sur site, ou les emmener en car pour découvrir des projets qui font référence.
Les élus apprécient les réunions proposées sur site ou en salle, avec un mélange élus/acteurs/habitants qui fait vivre le débat. Malgré cela, ils prennent parfois les propos des habitants de plein fouet, et nous les aidons à interpréter cette parole pour saisir l’impact sur le projet. Il peut arriver que des décideurs locaux se positionnent face à ces remarques de manière trop distanciée et nous sommes là pour leur rappeler : « c’est de la matière intéressante, il ne faut pas l’oublier. »
IK : Est-ce que vous pouvez nous raconter une expérience de participation citoyenne qui vous a marqué ?
Samuel Gautier : Oui. Je pense à une démarche initiée par l’Institut de l’Aménagement de la Vilaine (IAV) qui s’occupe de la gestion des milieux et de l’eau dans le bassin versant de la Vilaine. Notre mission portait sur la réalisation d’un diagnostic participatif de la Baie de Vilaine (du Golfe du Morbihan jusqu’à l’estuaire de la Loire), avec toutes les problématiques d’usages, leurs partages entre acteurs locaux, et leurs impacts sur les milieux : loisirs, tourisme, nautisme, qualité d’eau, milieu naturel, agriculture, conchyliculture, pêche, etc. Nous avons rencontré ces différents acteurs à plusieurs reprises, en entretiens individuels puis en réunions collectives, afin de signaler aux élus locaux (de plusieurs communes dispersées sur plusieurs intercommunalités et même sur deux départements et deux régions) et aux intervenants de la structure IAV, que les pratiques des uns et des autres devaient être mises en perspective à long terme afin d’intégrer les mutations des milieux naturels. Nous les avons invités à sortir de leur instance de dialogue, le Comité de la baie réunissant les usagers et élus, habituellement organisée en salle, pour aller sur différents sites de la baie de Vilaine, puis nous avons changé le format des réunions pour faciliter les échanges en ateliers.
Nous avons observé la difficulté initiale des acteurs à se parler entre eux du fait des vocabulaires variés liés aux différents usages de la baie. Le temps d’intervention sur le terrain a été l’occasion pour différents acteurs d’être valorisés par des témoignages sur des initiatives innovantes et souvent peu connues. Des connexions se sont alors établies entre acteurs, d’autant qu’ils ont des problématiques similaires. Des frontières administratives (intercommunalité, département…) ont été franchies et cela a permis ponctuellement de nouer des partenariats techniques entre structures.
Alors, et c’est là que c’était intéressant dans l’exemple de l’IAV qui sort du circuit courant des collectivités locales. L’élu ne percevait pas le rôle qu’il pouvait jouer pour faciliter l’anticipation des usages de demain sur le territoire. Il pouvait se sentir dépassé par les sujets ou les expertises de ses interlocuteurs : saliculteur, paludier, experts en gestion des milieux aquatiques … qui avaient un vocabulaire très technique. Or, l’élu est obligé d’être le médiateur, il est le garant de l’équilibre de cet ensemble. Finalement, le processus de concertation a permis une mise en synergie d’acteurs, mais qui n’étaient initialement pas en mode « projet ».
IK : Et est-ce qu’il y a, selon vous, des spécificités liées aux territoires ruraux en termes de démocratie locale ?
Samuel Gautier : Sur les territoires ruraux, « d’entre-deux » c’est-à-dire étant sous l’influence d’au moins deux agglomérations urbaines éloignées, la faible densité de population fait qu’il y a une interconnaissance plus forte qu’en territoire urbain. Les élus locaux y sont souvent accessibles pour les habitants, entreprises… Il est possible de contacter rapidement le niveau des décideurs.
Dans certains cas, le décideur reste l’un des notables locaux, qui s’assure le maintien de l’équilibre territorial tout en se projetant à titre individuel sur d’autres sphères hors du territoire. Sa mobilisation sur une démarche de projet est réelle dès lors qu’il perçoit un risque, une tension sur l’équilibre local.
Ce déclencheur est déterminant pour impliquer certains acteurs locaux, y compris des habitants riverains d’un projet. Par exemple en planification urbaine, dès lors qu’une opération de densification est envisagée selon plusieurs scénarios (augmenter le nombre de bâtis dans un quartier, démolir un ilot urbain…), il est préférable de discuter sur les alternatives possibles d’aménagement. Au préalable, il est fondamental de s’imprégner du mode de vie des habitants, de l’histoire des lieux… Saisir pourquoi les personnes vivent là permet de sortir du regard à dire « d’experts » ou à dire de données dites objectives du type statistique, pour mieux saisir les points de leviers locaux favorables au projet.
Cette recherche d’une plus forte proximité est privilégiée dans des territoires ruraux où l’interconnaissance est forte, à condition de s’ouvrir aux sujets locaux. Dès lors, l’objectif est de faciliter la prise de paroles de tous les acteurs, sans pour autant que chacun expose à tout le monde ses problématiques. Construire un dialogue autour d’une projection du cadre de vie de demain demande de mettre un maximum de participants en confiance, dans une certaine limite puisque « une foule n’invente pas ».
IK : Sur ces dix dernières années, est ce qu’il y a une évolution de la place de la participation citoyenne ? Est ce qu’il y a une meilleure prise de conscience des élus, des techniciens ou des citoyens ?
Samuel Gautier : Un tournant s’est produit pendant ces dix dernières années. Après une croissance résidentielle forte des territoires de l’ouest dans les années 2000, la crise économique globale de 2008-2009 a, au-delà du ralentissement de cette attractivité, constituée un marqueur sur un mouvement de fond lié à la présence des garants de l’intérêt général dans les territoires. Le désengagement des services de l’Etat au motif de la décentralisation et de la maîtrise de ses finances a été en partie amorti au niveau des collectivités locales, notamment les intercommunalités. Ces structures, aux compétences croissantes, reposent sur un mode électif indirect. Leur mise en œuvre des politiques publiques apparaît de plus en complexes du fait de l’inflation des normes associées aux différentes compétences.
Conscients de cette tendance de fond, certaines collectivités se sont appuyées sur l’opportunité d’un nouveau cycle lié aux élections municipales et intercommunales de 2014. De notre poste d’observation, au titre de conseils de ces structures, la participation citoyenne a été associée à un besoin de clarification du projet de territoire pour sortir du langage technique des compétences. Cette démarche demande du temps, une prise de risque pour le couple élus-techniciens, en allant questionner-interroger leurs concitoyens en vue d’adapter leur mode de gouvernance.
Les mutations observées ont permis d’introduire de nouvelles pratiques de concertation, à commencer par le principe du design des services. Dans certains cas, elles ont chamboulé le paysage institutionnel local par le jeu des fusions de communes nouvelles ou de recomposition des intercommunalités. Ce dernier mouvement est certes lié à d’autres facteurs, dont un législatif et un fiscal, mais la volonté des élus locaux à prendre ce pari repose en partie sur cette tendance de fond. Les sujets en débat aux élections municipales de 2020 dans ces communes nouvelles attestent de ce changement de pratique de démocratie locale.
IK : Quelles difficultés avez-vous rencontrées au cours de ces temps de dialogue ?
Samuel Gautier : La participation citoyenne nécessite beaucoup de temps. Notre mode d’accompagnement des territoires s’accorde sur le rythme de la collectivité et des acteurs locaux pour faire émerger leur projet. Nous avons la possibilité de le faire parce que nous sommes une petite structure, souple dans notre fonctionnement et créative dans nos méthodes d’intervention. Notre intérêt repose sur la capacité d’appropriation de la matière par les élus, les techniciens et de manière générale, les habitants.
Dans le cas de certains accompagnements lié à l’urbanisme par exemple (PLUi, étude urbaine…), nous avons été confrontés à plusieurs situations où l’engagement d’une démarche de participation citoyenne a demandé de dépasser certains points de blocage, en particulier le besoin de :
- Convaincre l’élu de s’inscrire dans une démarche pour se projeter sur le long terme, de l’inviter à « voir loin, large et profond » pour reprendre l’expression de Gaston Berger ;
- Révéler la pluralité des points de vue sur un territoire comme matière enrichissante, à condition qu’une démarche collective facilite le dialogue entre ces acteurs aux idées diversifiées, et demander à l’élu de participer à ces échanges ;
- Dépasser l’horizon des défis techniques du court terme, nombreux du fait de l’inflation des normes, quitte à entrer dans une zone d’incertitude face aux interrogations citoyennes.
En lien avec la question précédente, les mutations observées ces dix années mettent en évidence de nouvelles formes de difficulté liées à des profils mixtes d’acteurs. Par exemple, le mélange entre techniciens et élus apporte plusieurs modes de comportements à l’égard de la participation citoyenne. L’élu qui s’appuie sur son expertise technique acquise dans son métier ou le technicien qui milite sur un champ de valeurs propres à lui sont deux situations fréquentes. S’exposer en réunion publique constitue un risque pour ces acteurs locaux forts de leur compétence, leur conviction, leur vision orientée d’un futur souhaité pouvant être remises en question.
IK : Dans les cinq ou dix prochaines années, comment pensez-vous que va évoluer le rôle du maire dans ce dialogue avec les citoyens ?
Samuel Gautier : L’analyse présentée avant sur un changement depuis les élections municipales de 2014 a été accompagnée d’un autre changement sociologique : le départ d’une génération d’élus ruraux de la sphère politique locale. Avec la diminution constante du nombre de paysans, c’est tout un ensemble d’élus ruraux au fameux « bon sens paysan » qui ont arrêtés de dire : « je gère ma commune comme un bon père de famille ». Si cela en fait sourire, il est intéressant de remarquer que leur approche pragmatique et ancrée sur un territoire – souvent leur commune – a permis d’articuler des choix cohérents, et dans certains cas de se projeter à une échelle plus globale du territoire. Quand il parlait de leur commune, c’était implacable. Or, ces élus ont commencé à disparaître : limite d’âge, départ du territoire, lassitude, perte de repères face à la diversité des attentes des citoyens, technicité accrue des sujets, besoin de dialoguer davantage pour prendre une décision… Ce phénomène va s’amplifier avec les élections de 2020.
Se projeter sur les mutations à l’œuvre lors de ce prochain mandat local invite à s’imprégner des signaux des campagnes en cours. Une rupture majeure se ressent avec la difficulté pour finaliser les listes paritaires dans des communes du fait de l’absence d’hommes volontaires. C’est un phénomène nouveau où la présence des femmes est majoritaire, reste à voir à quels postes décisionnaires elles seront élues…
Pour compléter cette approche sur le rôle du maire à 5-10 ans, il est intéressant de mobiliser un schéma proposé par Dominique Boullier de Sciences Po et LAB[1]. Sa réinterprétation ici permet de proposer différentes typologies de maires face à la démocratie locale (Figure 1) :
- En haut, l’incertitude: accepter une part d’incertitude, une prise de risque dans le processus de réflexion et de décision, s’ouvrir à des points de vue diversifiés, choisir des orientations au profit du devenir de leur territoire ;
- En bas, la certitude: rester sur ses convictions, ses valeurs, ses références acquises, reproduire le mode de développement existant ;
- À droite, l’attachement: c’est une notion de lien au territoire, d’ancrage fort et d’identité revendiquée, de répondre aux attentes des habitants et des entreprises ;
- A gauche, le détachement: c’est une approche plus personnelle du rapport à la fonction élective, d’une vision plus détachée du territoire et plus axée sur un mode militant, potentiellement avec une approche carriériste de l’élu professionnel.
Les élus « attachement, certitude » s’investissent sur leur rôle d’animateur. Ils mettent à profit leur empathie pour créer la cohésion territoriale.
Les élus « détachement certitude » sont fiers d’être devenus maire, d’avoir accéder au rang des notables locaux. Ils préfèrent préserver leurs acquis et stabiliser les forces qui sont déjà en place, bien établies. S’il y a un acteur avec du poids qui souhaite un nouveau projet, pourquoi pas, s’il il y a quelque chose qui est disponible. Mais on ne va surtout pas chercher à déséquilibrer le microcosme local. Ils sont les « policiers locaux » et veulent défendre l’intérêt leur commune.
Les élus « incertitude, détachement » ont envie de se propulser vers une carrière politique, ils aspirent à un horizon au-delà de l’échelon local d’élection. Ils vont graviter dans les réseaux politiques pour saisir les opportunités, sans chercher à impulser une vision de projet dans son territoire d’élection.
Enfin, les élus « incertitude, attachement » : ont une vision de leur territoire et une capacité à mobiliser les acteurs locaux. Cette attitude nécessite de savoir changer d’avis et d’être en mesure d’expliquer ses orientations en lien avec son ancrage local pour rester cohérent. Cette posture implique une grande capacité de négociation avec les partenaires publics et privés pour convaincre sur le projet défini.
IK : Et vous pensez qu’il y a une de ces catégories qui sera plus à même de se développer ?
Samuel Gautier : La constance de cette grille d’analyse montre que chacune de ces catégories se confirme au fil des années. La particularité de notre mode d’intervention nous amène à rencontrer des « élus visionnaires » très inspirants. Pour autant, le nombre d’élus « élus carriéristes » progressent dans le paysage local. La dominante du nombre de candidates féminines pourrait peut-être amener à revoir cette approche.
Au final, dans notre accompagnement des élus, les facteurs humains apparaissent essentiels dans le processus de décision. Au-delà d’une synthèse des critères techniques, des méthodes quantitatives et autres modèles purement prédictifs à dépasser, l’intérêt d’une telle réflexion sur la place de l’élu local n’a d’intérêt que si la clause de compétence générale reste conservée pour garder une cohérence dans la réflexion partagée à l’échelon de la proximité, essentielle à la démocratie locale.