Dans un système de démocratie représentative égalitaire, la question du contrôle par le peuple des contraintes que la société fait peser sur l’individu est centrale. La mutation numérique met à mal certains mécanismes traditionnels. Qui fait la loi dans le monde numérique ? Comment préserver l’idéal démocratique ?
«Le web, un défi pour la démocratie»
Le 13 septembre, dans le cadre de la Nantes Digital Week, s’est tenu au « Lieu Magique » un débat animé par l’atelier numérique de l’Institut Kervégan.
Je propose de poursuivre la réflexion à partir d’un modèle proposé par Lawrence LESSIG sur la liberté dans une société numérique. Comment la démocratie peut-elle se vivre dans ce nouvel éco-système ?
Un individu libre dans une société libre ?
Dans son ouvrage « Code V2 », Lawrence Lessig conçoit une liberté de l’individu limitée par quatre contraintes qui le « régulent » :
- La loi qui lui interdit un certain nombre de comportements,
- La norme sociale qui limite certains comportements par l’opprobre, l’exclusion ou en encourage d’autres par une valorisation sociale,
- Le marché qui pèse par la contrainte économique,
- L’architecture physique du monde qui limite effectivement l’individu.
Ce modèle supporte très bien la migration dans le « cyberespace ». Le code informatique constitue l’architecture «physique» qui « régule » l’individu dans le monde numérique.
Une régulation à caractère démocratique
En retenant l’idée d’une démocratie représentative égalitaire dans un état de droit, on comprend comment, en théorie, on peut produire une régulation des individus au travers des quatre contraintes en respectant les idéaux démocratiques. Les citoyens votent et pèsent par les lois votées par leurs représentants. Suivant l’objectif politique, la loi peut agir directement (interdiction d’un comportement) ou indirectement par la norme sociale (éducation), par le marché (incitation financière) ou l’architecture (norme technique).
La démocratie dans un système complexe …
Cette apparente simplicité théorique de la régulation démocratique se heurte à un problème de complexité, les facteurs juridiques, sociaux, économiques et techniques s’imbriquent et interagissent de façon complexe.
Toute modification d’une des quatre contraintes subit l’influence des trois autres et provoque des effets induits dans les trois autres domaines.
… de plus en plus complexe
La technologie numérique complexifie encore l’écosystème dans lequel doit vivre la démocratie.
Le numérique affaiblit l’influence de la loi, levier «classique» de la démocratie.
Internet fait exploser le cadre territorial de la loi et rend difficile l’exercice effectif de la loi par les États.
Internet est un accélérateur et une caisse de résonance de la norme sociale sans précédent.
Internet difficilement régulé par la loi régalienne l’est très largement par la « loi » économique. Créer du code, des données, de la visibilité sur Internet coûte de plus en plus de temps et d’argent. Sont favorisés les comportements rentables et monnayables à court terme. Les conditions d’utilisation « acceptées » par les utilisateurs créent un ordre de régulation juridique civil qui contraint l’individu.
Internet introduit des régulations par le code extrêmement puissantes et d’une grande discrétion, fondées sur des techniques compliquées hors de portée de l’utilisateur (et du législateur).
Dans l’univers numérique, «Code is law» et il faut penser la façon dont le citoyen peut peser de façon démocratique dans l’émergence de cette régulation economico-technique.
Education, éducation et encore éducation
La complexification et l’ouverture des sociétés par le numérique est un défi que seul peut relever un citoyen « numériquement » éduqué.
Une culture du code pour penser et évaluer ce qui le contraint dans ses choix quotidiens et politiques du fait de l’architecture technique des outils numériques connectés.
Une culture de la donnée. Pour tirer avantage des données qui l’environnent et les manipuler avec sens critique.
Une culture de la lucidité économique. Dans le monde numérique, «si un produit est gratuit, c’est que c’est vous le produit» ; ce qui nous amène à la réflexion sur le big data.
Une culture du temps long. La démocratie, la gestion collective de la cité, s’inscrit dans un temps qui n’est pas celui du buzz internet.
Vaste programme ! Le web est décidément un défi pour la démocratie.