A Nantes, la Nantes digital week fut le théâtre d’un procès atypique. Une fiction qui rejoint la réalité autour des enjeux du big data. Un accusé relaxé, une victime non reconnue, en sont le dénouement. Mais le débat porte-il uniquement sur l’outil numérique et ses pratiques ?
Causalités complexes et imputabilité difficile
Le procès, bien que fictif, a fait resurgir des problématiques posées lors d’illustres procès du passé. Le philosophe Paul Ricœur a montré toute la difficulté à propos des causalités complexes. Se concentrer sur un acteur, c’est également retarder la compréhension de dysfonctionnements majeurs. Les crises font évoluer le droit. Le procès de Jean-Michel Bigdata a mis le jury devant ces causalités multiples. La fiction rejoint la réalité. Il ne fallait pas commettre le risque du « bouc émissaire ».
C’est moins le procès d’un seul homme, que celles des causalités complexes face à l’outil 2.0. À la barre, les témoins appelés montrent ô combien l’imputabilité d’une faute à l’égard d’un seul homme est difficile. De cette utilisation généralisée du data, se pose la question des régulations quant à ses usages. Chacun s’est emparé de l’outil numérique dans sa pratique quotidienne, quelle soit citoyenne, scientifique, entrepreneuriale ou mis au service d’une gestion démocratique de la cité. L’idée n’est pas d’attiser la méfiance à l’égard du data. Le procès met en lumière les réponses du droit face aux atteintes à la vie privée. L’exemplarité du procès porte moins sur la peine requise que sur la prise de conscience à l’égard d’un encadrement législatif nécessaire et des réponses du droit en la matière.
Lutte pour la reconnaissance
Si l’on ne pouvait résumer le procès à un seul homme, du côté de l’accusé, en revanche, il s’agissait bien du procès de Madame tout le monde. Bien que les causalités soient complexes, Madame Vie Privée ne reste pas moins victime de l’outil 2.0. L’histoire des grands procès a montré que les victimes sont longtemps restées tributaires de la réponse judiciaire, pour être dédommagées du préjudice subi. Il ne fallait pas faire l’impasse sur la réparation. C’est toute la complexité d’une problématique judiciaire liant causalités complexes à ses victimes. Tirer l’apprentissage des erreurs du passé, devait se traduire par une réparation, malgré l’impossible imputabilité. L’absence de coupable n’a pas pour corollaire l’absence de victime.
Responsabilisation et déresponsabilisation ?
Les enjeux du data ne doivent pas nous faire tomber dans une logique accrue de responsabilisation. Pourtant, l’utilisateur fait « acte de conscience » au travers des « déclarations de conditions d’utilisation » toujours plus opaques et jargonnantes, qui se veulent aussi les clauses du contrat dans lequel on s’engage. Devant ces logiques de responsabilisation, la notion de victime aurait-elle encore un sens ? Peut-on y voir en l’arrière plan des logiques de déresponsabilisation ?
Injonctions normatives et intrusion du numérique
Tout l’enjeu de responsabilisation se résume-t-il à ces clics multipliés et cases mentionnant « je déclare avoir pris connaissance des conditions d’utilisation », pourtant cochées sans grande attention ? Les réponses du droit doivent-elles se calquer sur ces « tournures réfléchies et indices langagiers », pour reprendre l’expression à Christophe Trombert, faisant figure d’avertissement et d’engagement à l’égard de l’outil numérique ? Le data ne renseigne-t-il pas sur ces logiques individualisantes et ces injonctions normatives en matière de consentement éclairé et de clics responsabilisants ?
Toutefois, ces injonctions ne doivent pas écarter la notion de victime. Savoir se reconnaître dans les gestes quotidiens de Madame Vie privée, c’est également comprendre que ces risques ne sont pas pour autant perçus. L’engrenage peut s’enclencher sans même que l’usager en ait conscience. La notion de « victime » fait sens. Une spirale dans laquelle Madame Vie privée n’est certainement pas une victime isolée. Sans même parler de dépendance, le préjudice d’anxiété pouvait être reconnu face à l’intrusion incitative d’un outil numérique devenu omniprésent dans une société de l’image, de consommation et des modes de vie organisés autour du 2.0.
Dans une perspective plus normative, les textes législatifs doivent prendre en considération ces risques et dérives d’un monde 2.0. sous tension. Mais l’idée est moins de se faire alarmiste que de voir une puissance publique prendre ses responsabilités face à l’outil numérique, tant dans son encadrement que les réponses du droit face au data. Pour finir sur une note plus subjective, cette fois, sommes-nous véritablement tous égaux devant une dépendance au numérique ? La question est posée devant « ces nouvelles technologies qui, selon Alain Touraine, nous bouleversent autant que la vapeur ou l’électricité ».
Par Marion Pineau