La période actuelle marquée par des événements médiatiques où l’investigation est souvent remplacée par l’inquisition, justifie une prise de recul pour analyser avec calme les événements.
Le phénomène des Gilets jaunes n’est pas oublié, même s’il se manifeste encore par des soubresauts de violence qui ne servent pas leur cause. Il est symptomatique d’une Société dominée par les peurs, les impatiences, les frustrations, le désenchantement, et où s’est développée une démocratie du rejet.
Des citoyens qui ne s’estiment pas écoutés, pas représentés, oubliés. Une désertion par une partie de la société de la démocratie électorale, et une défiance forte vis-à-vis des institutions. L’affichage d’une forme d’impuissance des partis politiques et des corps intermédiaires. Une impopularité massive de nos gouvernants et un affichage de leurs déboires. Une période de flottement électoral avec des lignes de clivage de moins en moins claires.
Une société éclatée, à deux vitesses où les inégalités s’accroissent. L’historien Pierre Rosenvallon parle d’une « Société de l’éloignement ». Une opposition affichée entre les grandes villes prospères et attirantes, et les territoires périurbains et ruraux frappés par la précarité.
Il n’est pas inutile dans ce tourbillon médiatique, de se poser pour réfléchir aux évolutions de notre société. Deux ouvrages viennent à point nommé contribuer à notre réflexion, avec deux angles d’attaque différents.
En fin d’année 2018, l’Institut Kervégan a organisé une conférence avec Jacques Lévy, géographe, spécialiste de géographie politique. Ses recherches ont porté sur des sujets tels que les modèles urbains, la mobilité, la micro-géographie des espaces publics ou encore la mondialisation dans les aires métropolitaines. Il a toujours défendu l’idée que la géographie se définissait comme l’étude de la dimension spatiale du Social, et formalisé une théorie de l’espace du social.
Son dernier ouvrage, « Théorie de la justice spatiale, géographie du juste et de l’injuste », développe l’idée d’une géographie de la Justice. Cette notion de justice spatiale articule la justice sociale avec l’espace. L’organisation de l’espace est la traduction géographique des faits de société et rétroagit elle-même dur les relations sociales. La justice et l’injustice y apparaissent clairement.
Comment ne pas voir l’écho de ses réflexions dans les mouvements que nous connaissons encore? N’est ce pas la traduction de cette France coupée en deux, vue d’un côté comme une immense friche industrielle, et de l’autre composée de métropoles et grandes villes privilégiées par les politiques actuelles, et qui profitent des effets de la mondialisation ? Peut-on parler de justice ?
Le deuxième ouvrage que nous avons retenu est « L’Archipel français » de Jérôme Fourquet, analyste politique, directeur du département Opinions et Stratégies de l’IFOP. Son analyse part du constat qu’en quelques années, tout a changé. La France des Gilets Jaunes n’a plus rien à voir avec cette nation soudée par l’attachement de tous aux valeurs d’une République, une et indivisible.
Il relève des failles (éducatives, géographiques, sociales, générationnelles, idéologiques) qui s’entrecroisent et contribuent à une fragmentation de plus en plus marquée de notre société française. La constitution de ces îles et îlots contribue à créer ce qu’il nomme, l’Archipel de la société française, et il en évalue les répercussions électorales.
Dans une première analyse, il relie ce processus de « fragmentation du corps social » au constat de ce qu’il nomme : « la dislocation de la matrice catholique de la société française ». Pour lui, le fonctionnement profond de notre société a été structuré au 19e siècle et dans la première partie du 20e par l’opposition catholicisme/ anticléricalisme. Sur cette ossature s’est organisée la dualité politique Droite/ Gauche avec des particularismes régionaux et des différences notables selon les pays européens. La société française, traversée par des intérêts divers, s’est constituée en classes sociales hétérogènes (paysans, ouvriers, et une nouvelle couche sociale qu’on peut appeler classe moyenne). Les sociétés européennes dans leur ensemble ont été frappées par un processus accentué de sortie de la religion, matérialisé par une chute spectaculaire de la pratique religieuse dans la deuxième partie du 20e siècle.
Les catholiques ne pèsent plus sur le débat public, en tant que groupe de pression. L’auteur confirme que notre société est rentrée dans une nouvelle ère qu’il qualifie de « post chrétienne ».
A cette dislocation de la matrice catholique, structurante, s’ajoute un phénomène d’immigration significatif. On passe d’une société démographiquement homogène (années 70) à une société « ethnoculturellement » diversifiée, et ce en 40 ans seulement. C’est un fait sociologique et politique majeur.
L’auteur s’appuie pour ses analyses sur plusieurs outils utilisés par les sciences sociales. Il pratique une double approche combinant enquêtes d’opinion, sondages, et cartographie pour intégrer les spécificités territoriales. Cette méthode lui permet de prendre en compte les permanences historiques et les effets de rupture. Cette approche est complétée par une démarche articulant l’étude de la sphère individuelle et familiale, et l’observation de tendances de fond, culturelles et démographiques appliquées à de larges groupes sociaux.
Il s’est particulièrement attaché à l’analyse des prénoms, en étudiant un fichier de l’INSEE recensant l’ensemble des prénoms donnés en France depuis 1900 à 83 millions de nouveaux nés. Cette étude lui permet de mettre en évidence différents phénomènes comme la montée en puissance d’un individualisme de masse, l’affranchissement idéologique et culturel des catégories populaires, le regain identitaire dans certaines régions, et la diversification sans précédents de la composition ethnoculturelle de la société française, due à l’immigration. Tous ces facteurs concourent à «l’archipélisation» de notre société. Le prénom est un marqueur culturel. La transformation de la prénomination est un élément notable et intemporel des changements vécus par notre société.
L’étude d’articles de la presse régionale sur plusieurs années, en particulier ceux qui concernent l’évolution de certains territoires (départements, communes) lui permet également d’affiner son diagnostic sur l’état et l’évolution du tissu sociologique français.
Deux lectures qui ne peuvent que passionner tous ceux qui, soucieux de réflexions et d’échanges, veulent contribuer au débat public face aux grandes transitions.
Jacques Crochet,
Past Président Institut Kervégan