La Justice française est engorgée, saturée. Ainsi, depuis l’émission d’un nouveau décret en mars 2015, nombre de litiges devront dorénavant passer par la case médiation ou arbitrage dans la sphère du privé avant d’arriver devant un juge, si ces deux recours ont échoué. Mais selon le juriste Jérôme Dupré les Français sont très réticents face à ces nouvelles pratiques, une réticence souvent associée à « la culture du conflit » chez les Français. Cependant, une autre hypothèse existerait : la culture judiciaire française, historiquement et intrinsèquement « inquisitoire », n’est ni prête ni préparée à adopter des procédures « accusatoires », culturellement anglo-saxonnes.
Début avril, lors de son audition sur « Les enjeux du Droit sur internet » dans le cadre de l’atelier « Le numérique : capter les opportunités, déjouer les dérives » le juriste Jérôme Dupré a abordé entrer autres, le problème de la justice française asphyxiée par des milliers de dossiers en souffrance qu’elle n’arrive plus à traiter.
Le modique budget alloué par notre gouvernement à la justice (61€ par an et par hab. soit 0,19 % de son PIB) et les difficultés de fonctionnement que cela engendre ont placé la France au 37ème rang européen1 (sur 45 pays) de l’efficacité judiciaire la plaçant ainsi derrière l’Arménie, la Moldavie ou la Roumanie.
Avec 8300 magistrats, le nombre de juges professionnels (hors procureurs et en équivalent temps-plein) par habitant en France est également faible, à 9,1 pour 100.000 habitants, contre 10,7 en Espagne ou 15,2 en Belgique. Le chiffre le plus alarmant concerne en fait le nombre de procureurs (3 pour 100.000 habitants), dont la charge de travail est particulièrement élevée : près d’une affaire sur deux portées devant les tribunaux est directement réglée par un procureur (sans intervention d’un juge du siège), un ratio atteint par nul autre pays2.
Désengorgement : privé et numérique
Ainsi depuis mars 2015, pour arriver jusqu’à un tribunal, devant un juge, un décret3 impose que les demandes en matière contentieuse devront, à peine de nullité, préciser « les diligences entreprises en vue de parvenir à une résolution amiable du litige ». C’est-à-dire qu’en cas de conflit il nous faudra d’abord passer par un arbitrage ou un médiateur. Sauf justification d’un motif légitime tenant à l’urgence ou à la matière considérée, en particulier lorsqu’elle intéresse l’ordre public.
Arbitrage ou médiation qui seront réalisés par notre avocat (qui devra y être formé) ou par de nouvelles structures privées et payantes (entre 200 et 400 €) créées à cet effet. Un système auquel les anglo-saxons ont couramment et facilement recours.
Alors qu’en France, les réticences sont grandes et l’avocat comme la structure privée doivent faire face à la défiance, la rancœur, l’agressivité des parties ou le mépris envers cette nouvelle justice dite « participative ».
Cela voudrait-il dire alors que nous sommes plus conflictuels que nos voisins Anglais ou Américains ? Nous ne le pensons pas.
Mais en quoi sommes-nous différents ?
Il semblerait que nos approches différentes de la résolution des conflits proviennent de la dissemblance de nos cultures judiciaires. Alors que les procédures des pays anglo-saxons sont de type accusatoire, les nôtres sont de type inquisitoire et cela depuis le XIème siècle, depuis Saint Louis soit Louis IX. On pourrait presque dire que la procédure inquisitoire fait partie de notre ADN ! Et que nos réticences à l’introduction d’une procédure bien différente à la nôtre n’est qu’une réaction normale de rejet qui émane de la crainte, de la suspicion et pourquoi pas de l’inconnu. Surtout lorsqu’elle bouscule et chambarde notre culture historique sur laquelle s’est fondée notre mode de pensée et donc d’agir.
La justice tranchera…
Saint Louis ne supportant pas les injustices résultant du duel judiciaire, a supprimé en France les « gages de bataille » au profit d’une procédure inquisitoriale qui donnait le pouvoir au juge de se faire une idée sur le procès par d’autres moyens que ceux amenés par les parties : une enquête ou bien l’audition de témoins. Il faut rappeler qu’au cours d’un duel judiciaire, le dénonciateur et le défendeur se battaient les armes à la main. Si le défendeur était vaincu avant que les étoiles apparaissent, il était pendu.
Ainsi au fil des siècles, notre justice s’est inscrite dans une procédure dite inquisitoire où c’est le juge, et non les parties en présence, qui exerce un rôle prépondérant dans la conduite de l’instance et dans l’instruction de l’affaire. Il exerce donc un rôle principalement orienté vers la recherche de la vérité et il a le droit de déterminer qui a tort et qui a raison4.
C’est pourquoi les Français, impliqués dans un conflit, ont appris à se reposer sur un juge qui par son verdict désignera les torts et tranchera pour la partie qui a raison, instaurant ainsi, la vérité ! Cette procédure est souvent secrète et quasiment non contradictoire.
… le meilleur gagnera
Alors que dans la procédure accusatoire, version moderne et beaucoup moins violente des duels judiciaires, le juge arbitre le combat que se livrent l’accusateur et le défendeur. Il privilégie le rôle des parties. Le procès y est conçu comme un affrontement contradictoire, public et largement oral entre l’accusation et la défense. Si chacune des parties se trouve à égalité avec son adversaire, chacune doit également prouver les faits au soutien de sa cause. Le rôle du juge se limite donc à veiller à la loyauté du procès et à départager les plaideurs en fonction de leurs prétentions, arguments et preuves.
Le système anglo-saxon est donc toujours fondé sur la force, la supériorité de l’un sur l’autre, que cette force revête les habits de l’habileté procédurale ou du talent oratoire.
Un apprentissage à partir de l’école
Dès leur plus jeune âge, les élèves américains et anglo-saxons sont initiés à l’art de la rhétorique et de la contradiction au cours de nombreux concours scolaires d’éloquence, sur divers thèmes dont celui de la justice. Et c’est l’élève jugé le plus convaincant par le jury qui gagnera la manche et le concours.
Par conséquent, devenu adulte et confronté à la justice, un américain ou un anglo-saxon, sera rompu à l’arbitrage, au système contradictoire, tolèrera que le moins habile puisse aussi avoir parfois raison et que la vérité judiciaire peut fort bien ne pas avoir grand-chose à voir avec la vérité de l’une ou de l’autre des parties.
Découvrir, comprendre et apprendre pour assimiler
Par conséquent, si la justice française introduit de manière presque contraignante de nouvelles procédures judiciaires issues d’un autre système, tels l’arbitrage ou la médiation, qui nous obligent ainsi à revoir notre conception de la justice dans les affaires de litiges, sans nous y préparer, sans nous aider à les comprendre et à les assimiler, les réticences actuelles seront certainement persistantes.
Des siècles de justice inquisitoire ont forgé nos mentalités, un seul décret ne saurait les changer comme par enchantement.
Pourquoi donc notre gouvernement ne lance-t-il pas une campagne d’information à cet effet, à l’instar des campagnes, anciennes ou nouvelles, destinées à changer ou faire évoluer nos coutumes comme « En France on n’a pas de pétrole mais on a des idées », « J’éco-rénove, j’économise », « Manger c’est bien, jeter ça craint » ou « Crotte, je vais encore marcher dedans » ! Ou bien, avec un hashtag comme « # Oui je vote ».
Ou simplement en s’inspirant du barreau du Québec qui a lancé une excellente vidéo didactique « Six minutes pour comprendre la justice participative ! 5 » comme nous l’a fait remarquer Maître Catherine LESAGE qui participait à cette audition de l’atelier sur le Numérique.
Sylviane BOURGETEAU