Trajectoire politique d’un problème de santé publique
Le 12 mai dernier, lors de la conférence « médicaments : quand les intérêts industriels et financiers empoisonnent la santé »[1], la lanceuse d’alerte Irène Frachon revenait sur l’histoire du Mediator, cet antidiabétique détourné en coupe-faim. Avant même de faire scandale, toute la trajectoire du médicament permet de saisir comment celui-ci a failli ne jamais devenir un problème de santé publique. Dans cette histoire, les « étouffeurs d’alerte »[2] sont industriels et politiques. La « criminalité en col blanc »[3], fait ressortir une « corruption institutionnelle » ; ce que la pneumologue nomme « pharmaco-délinquance ».
Le scandale du Mediator s’appelle Isoméride.
Retiré en 1997 au niveau mondial, l’Isoméride, molécule chimique du Mediator, n’aboutira pas aux mêmes issues judiciaires aux États-Unis et en France. L’occasion de comprendre à travers une approche comparative des réponses différenciées. Alors qu’outre Atlantique, l’Isoméride fait l’objet d’actions de groupe, en France, l’issue des procès individuels est vaine. « Quid de la France : rien ». Les verdicts judiciaires ne donnent pas lieu à réparation, pas plus qu’à une prise en considération politique du problème. En France, les victimes de l’Isoméride ne feront jamais parties de l’équation juridique.
Difficile couplage entre le problème, le politique et les solutions.
Appréhender le scandale sous l’angle de la science politique permet de saisir le couplage difficile entre le courant du problème, du politique et des solutions. Il s’agit de voir comment l’histoire du Mediator a failli ne jamais faire scandale, pour ensuite comprendre en quoi sa trajectoire sociale est particulièrement longue avant sa prise en considération par les acteurs politiques.
L’histoire aurait pu s’arrêter lorsque l’Isoméride, coupe-faim des laboratoires Serviers, est retiré du marché mondial en raison des dysfonctionnements cardiaques reconnus. Malgré le coup d’arrêt, la molécule fait peau neuve, en 1976 en France, sous le nom de Mediator. À cette époque, les conclusions scientifiques sont déjà sans appel : ne plus commercialiser de tels médicaments.
Devant les nombreux signes d’alerte, la pharmacovigilance devient la solution. Seule réponse obtenue de l’Afssaps[4] : « Il en faut beaucoup plus pour retirer un médicament du marché ». Un appel est alors lancé au comité de pharmacovigilance, ayant pour seule réponse, la non décision : Ne rien faire, jusqu’à la fin de l’étude épidémiologique venant d’être lancée. Sans pouvoir être publiés, les résultats feront toutefois comprendre aux laboratoires Servier qu’un procès pourrait les menacer. Le signal est transmis à la Caisse Nationale d’Assurance Maladie. Le retrait du médicament se fait le 30 novembre 2009. L’histoire du Mediator a failli s’arrêter là, sans même faire scandale, attirer l’attention des pouvoirs publics ni engager de poursuites judiciaires. Le médicament est en phase d’être retiré du marché sans donner suite sur le plan judiciaire et politique. S’agirait-il d’étouffer le problème ? Devant l’absence de réaction, Irène Frachon publie en juin 2010 un livre au titre alarmant « Mediator : Combien de morts? ». De là, débute la visibilité du problème, jusque-là resté confiné. Peut-on dire pour autant que le champ politique se saisit du problème ? Cela reste moins sûr.
À l’époque, Xavier Bertrand, Ministre de la santé est également porte-parole de Nicolas Sarkozy. Durant son mandat, le Président remettra la Légion d’honneur à Jacques Servier, membre du premier cercle de donateurs de l’UMP, qu’il considère comme son « client historique » lorsqu’il était encore avocat d’affaires. Irène Frachon exprime sa méfiance à l’égard des politiques : « le discours prononcé par le Président m’avait fait chose ». Le couplage avec le champ politique aurait pu avoir lieu lorsque le Député PS Gérard Bapt se tourne auprès du directeur de l’Afssaps et rédige une tribune libre dans Le Monde en juin 2009. Mais les choses stagnent.
Dans cette histoire, l’action des journalistes est déterminante. Le scandale éclate véritablement fin 2010 en faisant irruption sur la scène médiatique. La puissance publique se saisit du problème. Les victimes seront indemnisées par le fonds d’indemnisation dès juillet 2011. En France, la commercialisation du Mediator aura duré plus de trente ans, avant que la prise en considération par le champ politique ne s’opère véritablement.
Criminalité en col blanc doublée d’une corruption institutionnelle ?
En janvier 2011, un rapport accablant de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) suit de prêt l’explosion du scandale. Attestant que le retrait du médicament aurait pu se faire dès 1999, le rapport pointe une « corruption institutionnelle ». L’Afssaps aurait contribué à étouffer le scandale. Mise en examen pour homicides et blessures involontaires, celle-ci est accusée de négligence devant les alertes attestant de la dangerosité du médicament. La responsabilité de l’État est engagée du manque de vigilance de ses agences de régulation.
En juin 2011, le rapport, sous la présidence de la sénatrice UMP Marie Thérèse Hermange, annonce la réforme du système du médicament. Des soupçons, nés de conversations téléphoniques, se portent sur Jean-Philippe Seta, bras droit de Servier, et Claude Griscelli, ancien directeur de l’Inserm, lequel déclare avoir « changé pas mal de choses » dans le contenu du rapport. En avril 2013, l’ancienne sénatrice est mise en examen pour trafic d’influence. La criminalité en col blanc est doublée d’une corruption institutionnelle cherchant à étouffer un problème, dans lequel la responsabilité de l’État est engagée.
Agence extra-judiciaire à distance du pouvoir politique
Face aux problèmes successifs de santé publique, une question est posée : Le droit fournit-il une réponse adéquate aux problématiques du risque ? Les évolutions juridiques du 26 janvier 2016 autorisent l’action de groupe. Toutefois, la loi de « modernisation de notre système de santé » reconduit les limites et obstacles dissuasifs : avant de pouvoir être indemnisé, encore faut-il déterminer le responsable. Une imputabilité médicamenteuse souvent difficile à démontrer. Irène Frachon plaide pour une supervision par l’Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux (ONIAM), en même temps qu’une taxe des laboratoires pharmaceutiques pour abonder les fonds d’indemnisation. L’idée qui sous tend ce dispositif est la sortie du régime de la responsabilité. Mais la conciliation amiable ne doit pas en faire oublier le pénal ni même les responsabilités de l’État.
C’est en marge des administrations centrales et institutions judiciaires, que sont traités au cas par cas les problèmes de santé publique. À distance du pouvoir politique, l’ONIAM ne signe pas pour autant le retrait de l’État. L’instrument extra-judiciaire permet, au contraire, la reconquête par l’État d’un domaine d’action jusque-là réservé au droit. La reconstruction de l’État se fait dans la transformation de son administration publique en agence et l’extension de ses prérogatives. Intrinsèquement lié au pouvoir politique, le droit ne peut être appréhendé en dehors des mutations du pouvoir[5]. Reconstruction de l’État et reconstruction de la justice se font au prisme d’un appareil de pouvoir extra-judiciaire.
Par Marion Pineau,
Doctorante en Science Politique, Thèse en cours « Faire droit aux victimes d’accidents médicaux : les métamorphoses de la régulation publique au prisme de l’ONIAM », sous la direction d’Arnauld Leclerc, Professeur en Science Politique, Université de Nantes et Renaud Epstein, Maître de conférence, Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines.