Le phénomène décrit sous le nom de Nuit debout, décrié officiellement par tous, semble un mouvement social contestataire comme un autre, d’ampleur modeste, cristallisant les violences réprimées qui trouvent là un exutoire collectif. Pourtant replacé dans son époque, le 21ème siècle, il n’est pas à négliger. Ce qui est significatif est que Nuit debout existe malgré les chaines d’infos, malgré internet, malgré les partis politiques et les syndicats, malgré une démocratie représentative parfaite, malgré la mondialisation et malgré le TAFTA. Ou à cause d’eux…
Quand on ne sait que parler et crier il n’y a que la rue et au bout la Bastille. Mais quand on sait aussi écrire et qu’on a accès à toute l’information immonde du monde hors de tout contrôle, rester debout la nuit au lieu d’aller sur le web prend un sens particulier. Les réseaux sociaux apparaissent donc insuffisants ou incomplets pour exprimer l’éternel ressenti de presque tous contre quelque uns et replacé dans ce cadre même un petit nombre de « pas couchés » est en fait considérable. Les réactions périphériques sont étonnantes, voire surréalistes : untel fraichement élu craint de voir son institution emportée et son joli costume écharpé, une telle invoque le respect de l’État de droit sans dire du droit desquels, un autre, toute sa vie un élu, souligne bien que la rue n’est rien par rapport à l’assemblée des élus, un autre s’étonne que des autorisations en préfecture soient obtenues, un autre craint que toute cette agitation ne nuise au commerce en général et au sien en particulier. A-t-on jamais vu une émeute demander une autorisation, le désordre suivre la règle à la lettre, une nouveauté émerger selon le formulaire CERFA ad-hoc, une idée naître d’une commission?
La Place de la République est petite partie d’un ensemble beaucoup plus vaste
Malgré les pétitions sur internet, les sondages d’opinions menés à grand frais et par chacun dans son coin au gré des besoins, des jeunes, en petit nombre apparent, s’inquiètent donc de leur avenir, ce qui leur vaut de n’avoir pas de cerveau en comparaison de ceux qui ont plongé le pays dans le marasme. Pour être juste je crois qu’on devrait aussi ajouter aux nuitdeboutistes les votants pour partis extrémistes, dits de non gouvernement par ceux qui gouvernent. Et aussi les abstentionnistes: y a-t-il pire anarcho-libertaire que celui qui préfère la pêche à la ligne plutôt que de rugir devant l’urne ? La place de la république est petite partie d’un ensemble beaucoup plus vaste et la contestation est très largement majoritaire en France quoique ne gouvernant rien officiellement en royauté républicaine.
Or la royauté en question ne gouverne pas non plus car c’est en quelques années devenu impossible. Alors que la nature est matée, le travail s’évapore, la démographie galope, les cadeaux aux uns et aux autres sont frelatés. Surtout, le modèle pyramidal en vigueur depuis 15 000 ans est chancelant. Il est apparu à Sumer en même temps que l’écriture, la loi et l’école, l’ensemble fonctionnant en résonnance. Tout allait bien jusqu’à Gutenberg, puis cela a commencé à dérailler avec Luther et les thèses imprimées de Wittemberg, et ensuite tout est allé de travers, et même de mal en pis, au gré des avancées technologiques, c’est-à-dire l’accès à l’information pour chacun. Les femmes ont même réclamé et obtenu le droit de vote 5944 ans après l’invention de l’écriture. Depuis le transistor, le savoir nait et se distribue de plus en plus et de plus en plus vite par la base de la pyramide, les hiérarchies devant en quémander des miettes par le biais d’experts plus ou moins fiables. Le principal outil de gouvernance, le mystère, devient caduque, et dans un rapport moral inversé, le mensonge et la dissimulation s’affichent institutions. Qu’on le veuille ou non c’est désormais la base qui gouverne, seule la Loi gardant l’ensemble en un semblant de forme.
Ceci n’est pas une crise
Les hiérarchies sourdes, aveugles et bébêtes, deviennent impuissantes à régler le moindre problème, face au nombre et à la complexité. Il leur reste la violence technique d’Etat, la loi toujours plus florissante et ses séides, lesquels s’opposent naturellement à la résistance plus ou moins passive de tous. Pourtant on ne mégote pas sur la propagande : la loi est garante de la liberté nous est-il martelé à longueur de séries télés mettant en scène des juges femmes, pères et fils, de policiers incorruptibles s’attaquant à un contre mille à des hordes de bandits immoraux, des politiciens sans compte au Panama. Chaque soir près de 35% de temps d’antenne de violences sont mis en scène sur la place télévisuelle de la République au profit de la loi triomphante, sous couvert de droit à la création artistique. La France est d’ailleurs la championne de ce sport avec l’Autriche… Son modèle est les USA. Le bilan de ce pays est remarquable dans le domaine sécuritaire: 2000 enfants sont emprisonnés à perpétuité, 1% de la société est en prison pour un budget annuel de 9 milliards de dollars, 50% des emprisonnés le sont pour trafic de drogue ce qui traduit surement un bien-être social béat. Si on considère que 79.422 personnes sont sous écrou en France au 1er avril 2016 soit dix fois moins qu’aux USA, on peut même se demander ce que fait notre police. Le taux de policiers libérateurs s’établit en effet à 352/100 000 habitants aux USA pour 356 en France et …221 en Suisse[1].
La crise dite des « subprimes» de 2008 a révélé des faiblesses structurelles profondes et Raoul Wolfaux écrivait dans la tribune de l’Institut Kervégan à cette époque « Ceci n’est pas une crise »[2]. Or dans le même temps la société se numérise et l’emploi est comme prévu petit à petit détruit, sans doute définitivement, pendant que les « experts », en une sorte d’humour jamais assez noir, réclament un allongement du temps de travail. En entrant à la maternelle, et sans doute pour les parents dès la chambre à coucher, il devient judicieux de s’interroger sur les emplois qui ne seront pas informatisés dans 20 ans. En fait tous le seront y compris celui de soldat, de pharmacien, de chauffeur de taxi et de lanceur d’alerte. Le format de la société lui-même va donc s’uberiser aussi, c’est à dire s’atomiser et toutes les lois n’y pourront rien. On peut encore pour un temps réaliser quelques profits mais cela va se tarir car curieusement le travail disparaissant, l’argent risque aussi de passer de virtuel à volatil. Le chantage à l’emploi devenant vide de sens, la mondialisation, gigantesque bulle monétaire, implosera. En attendant ceux qui auront un emploi vont s’y accrocher comme des perdus, ceux qui n’en ont pas vont leur prendre. D’autres, formés à grand frais, émigrent avec leurs compétences, 30% de plus par an entre 2006 et 2012, … harmonieusement remplacés par des intégristes surdiplômés en radicalisme.
Croire en Rousseau, l’homme né libre
Les hiérarchies sont en panne et la question qui se pose désormais à leur sujet est : À quoi peuvent-elles bien servir, l’aspect décoratif étant incertain, si elles n’assurent pas l’emploi, la justice, la santé, le bien être ? Que ce soit dans les banlieues ou place de la République la réponse est simple: elles ne servent à rien. Et psalmodier, « à part l’état de droit que je représente et que nous aimons donc tous, c’est la chienlit », ne change rien. Cette question n’est d’ailleurs pour nombre de jeunes, les premiers concernés, même plus un sujet. Proposer un salaire de survie minimum pour tous alors que le nombre d’assujettis à l’ISF progresse de 6% entre 2013 et 2014[3] et qu’un foyer sur deux seulement s’acquitte de l’impôt, me parait par conséquent dangereusement inadapté.
La question qui demeure est de savoir si dans un avenir désormais proche les individus, enfin émancipés des petits chefs, vont se faire la guerre chacun contre tous ou au contraire estimer que c’est beaucoup trop fatiguant. Je pencherai plutôt, par optimisme, pour la seconde version qui fera que même se connecter à internet paraitra, un jour, inutile… Je crois en Rousseau, l’homme né libre[4]… La révolution entreprise en 1789, avortée dès 1793, s’abimant lamentablement à Waterloo, s’accomplira peut-être ainsi finalement dans quelques années, pas seulement place de la République, simple tressaillement d’aujourd’hui.
Thierry PATRICE
[1] https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_countries_and_dependencies_by_number_of_police_officers#cite_note-33
[2] https://www.institut-kervegan.com/les-outils/journal-tribune-libre/le-billet-de/les-billets-de-raoul-wolfaux/ceci-nest-pas-une-crise/
[3] http://www.challenges.fr/patrimoine/20150513.CHA5781/fiscalite-moins-de-contribuables-mais-toujours-plus-d-impots.html
[4] Jean Jacques Rousseau, Le contrat Social, 1762.