On les appelle les casseurs.
Ils sont partout et tout le monde s’accorde pour condamner leurs actes violents mais peu sont ceux qui cherchent à décrypter leurs motivations, leurs messages politiques car – oui – qu’il nous en déplaise, ils en ont, il suffit de lire leur graffiti[1] muraux et numériques. Bien qu’ils commettent des délits comme la destruction de biens privés ou publics, des voies de fait sur personne et mêmes des vols, il est plus facile de les cataloguer et de les sur-médiatiser comme délinquants que de décoder les pourquoi de leur existence, de leurs actions et de leur recrudescence. Ou bien même de focaliser et de réduire leur nature à la tentative d’homicide envers des policiers commise par quelques-uns, non représentatifs de l’ensemble de cette mouvance.
C’est en les identifiant exclusivement aux vitrines cassées, aux abris bus pulvérisés, aux pavés lancés, aux incendies déclenchés, en les regardant et en les analysant par le petit bout de la lorgnette que l’on rétro-alimentera la violence qu’ils nous expriment. Et la justice, comme unique réponse, ne mettra pas fin à leurs violentes contestations.
Le terme de casseurs, apparu dans les années 1980 a été consacré au moment des manifestations étudiantes de 1989. Puis, il vient de ressurgir massivement en se greffant aux manifestations de rejet du projet de loi El Khomri.
Des mouvances qui font tâche d’huile
En 15 ans, ce phénomène issu et inspiré de l’altermondialisme dont le slogan est « Un autre monde est possible » ou du Réseau No Pasarán[2], mouvement antifasciste radical, a évolué, s’est structuré et organisé autour et dans les mouvances Antifa et Zadiste. Il est aujourd’hui plus mobile et européen.
Ces groupes et collectifs se fédèrent entre eux grâce à un réseau de sites internet qui les informent et leur transmettent les conseils et les outils pratiques à leurs actions ou en s’inspirant du livre Guérilla Kit, guide du « parfait-activiste » sous-titré « Ruses et techniques des nouvelles luttes anticapitalistes », ouvrage publié en 2008 par les Éditions La Découverte.
Ils n’ont pas de programme politique traditionnel, fonctionnent sur un mode libertaire et prônent des valeurs de solidarité, d’entraide, d’autogestion et de démocratie directe ; rejetant viscéralement le néolibéralisme, le capitalisme et l’extrême droite ainsi que toutes les formes d’autorités. Les éco-guerriers ou mouvance zadiste[3] se battent plus particulièrement pour la décroissance et contre ce qu’ils nomment les grands projets inutiles imposés[4] ainsi que la destruction de l’environnement et de l’écosystème.
Ces idées et les objets de leur lutte ne sont pas des ovnis dans le paysage militant traditionnel. Ils s’assimilent et s’unissent à ceux de nombreuses ONG et mouvements politiques encore pacifiques.
Cependant, toutes ces mouvances, à des degrés différents, envisagent le recours à la violence dans le cadre d’une désobéissance civile selon laquelle il peut y avoir quelquefois une infraction à la légalité au nom d’une légitimité qui lui serait supérieure et d’une auto-défense populaire contre l’évolution actuelle de notre société vers le tout néolibéralisme.
Mais pourquoi cassent-ils ?
La violence qu’ils expriment est -pour eux- proportionnelle aux violences que notre société leur inflige, toutes origines sociales et toutes communautés confondues : ne pas voir d’avenir se dessiner devant eux ; étudier et se diplômer pour finir à Pôle emploi et dépendants financièrement de leur parents jusqu’à 25 ans ; ne pas pouvoir se projeter au-delà du chômage ou d’un CDD ; être terrorisés par une loi qui les ramènera à des conditions de travail –s’ils en trouvent- que l’on croyait révolues, etc… Ce, dans le contexte d’une classe politique qui flirte avec la déliquescence et qui ne les écoute pas, ni eux, ni leurs parents non plus.
Alors, à ce mal-être viennent se greffer les classiques et habituels mécanismes de violence de groupe. Gustave Le Bon, en 1895, s’y était déjà penché dans son ouvrage Psychologie des foules : elle (la foule) n’admet pas d’obstacle entre son désir et la réalisation de ce désir et d’autant moins que le nombre lui donne le sentiment d’une puissance irrésistible… il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais présentant des caractères très nets. La collectivité devient alors ce que, faute d’une expression meilleure, j’appellerai une foule organisée.
Puis vient le passage à l’acte, un moment de rupture brutal dans un processus relationnel jusque-là guidé et encadré par la parole. Freud écrivait à ce propos s’ils se croient justifiés dans un combat avec la société, la question de la culpabilité ne se pose pas ou est déjouée au nom d’un idéal légitimant l’acte.
Ce que Lacan nommera plus tard une défaillance de cette fonction du langage comme l’est aujourd’hui la défaillance du dialogue entre le gouvernement et les Français. Puis Lacan et ses pairs différencièrent le passage à l’acte –criminel ou délinquant- de l’Acting-out quand l’acte est adressé à l’autre et la conduite est organisée… il agit sur la matière, que ce soit une vitre brisée, un corps meurtri, une chaise renversée… C’est un moyen pour lui d’entrer en relation, mais par excès, en force. Il donne à entendre à un autre devenu sourd.
L’agression est tournée de manière privilégiée vers la source de la frustration, mais si celle-ci est absente, non accessible ou sourde alors elle se dirige contre un bouc émissaire, une cible plus facile –la police, les CRS-, devenant ainsi une agression déplacée.
Ces formes de contestation contre les politiques menées par le gouvernement, soulèvent en définitive deux questions de fond : la rupture consommée du dialogue entre l’État et les citoyens, la négation de l’autre par la négation de sa parole qui débouchent sur l’acting-out des plus jeunes, sous le regard indulgent de nombre de manifestants qui répriment cette même envie ; et celle du choix du modèle de société que les citoyens désirent, comptent léguer aux nouvelles générations et pour lequel ils ont élu démocratiquement des représentants atteints de surdité peu après leur entrée en fonction.
Sylviane Bourgeteau