Breton finistérien d’origine, fils de médecin, psychiatre-médecin généraliste et doté d’une forte personnalité à l’humour aiguisé, le Dr. Philippe Bargain dirige depuis 40 ans le service médical d’urgence de l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle – CDG. Depuis l’année de son inauguration !
En 2014, près de 64 millions de passagers voyageant sur 143 compagnies sont arrivés à destination ou ont transité dans cet aéroport, près de 200 000 personnes par jour. Un fourmillement incessant de passagers qui sont autant d’éventuels porteurs de bactéries pathogènes, de virus ou de maladies contagieuses provenant des cinq continents et des lieux les plus improbables de la planète.
Le service médical d’urgence de Roissy est là pour les détecter et éviter qu’ils ne deviennent des sources incontrôlées de contamination dans notre pays.
Le Dr. Bargain a aimablement accepté de répondre de nos questions et de nous expliquer le travail permanent de son équipe médicale en matière de sécurité sanitaire.
Comment se compose le service médical d’urgence que vous dirigez ?
Dr. Philippe Bargain. Il y a 46 personnes : 13 médecins, 18 infirmières, 12 conducteurs ambulanciers et 3 administratifs.
Peut-on dire que depuis 40 ans que vous exercez à CDG, vous et votre service êtes le premier rempart ou filtre contre l’entrée de virus et maladies contagieuses en France métropolitaine ?
Dr. P. B. Oui, nous sommes l’un des principaux remparts mais il y a aussi les ports, les gares, les routes, etc. Et puis, il y a des maladies qui ne se déclarent qu’après leur passage à CDG car nous ne pouvons pas détecter les phases d’incubation. Mais, à CDG, en ce qui concerne les passagers présentant déjà des symptômes nous avons l’œil exercé et vigilant.
Quels sont les principaux instruments pour exercer cette prévention ? L’information en provenance de foyers infectieux ?
Dr. P. B. Oui, l’information médicale en premier lieu ! En ce qui concerne le Chikungunya, dès que nous avons vu les premiers cas, nous nous sommes tous formés à la détection des symptômes de cette maladie. Les éléments fondamentaux de base sont la prise de température, l’examen clinique corrélé par des Home Test ou examens biologiques immédiats comme le Palutop dans le cas du paludisme. Si un passager provenant d’Afrique arrive avec de la fièvre, avant d’envisager quoi que ce soit d’autre, nous vérifions en premier s’il s’agit ou non du paludisme.
Nous devons nous tenir au courant des épidémies existantes et ainsi poser la première question au patient : vous venez d’où ? S’il arrive d’Afrique on peut penser à un paludisme, s’il arrive de Guyane à la dengue, de la Réunion le Chikungunya, etc. Cette première question nous aide à « tracer » le patient.
Par exemple, actuellement, tous les matins nous exerçons un contrôle sanitaire à l’arrivée des vols en provenance de l’Afrique de l’Ouest -Conakry et Freetown. Nous prenons systématiquement la température de tous les passagers. Si certains d’entre eux ont de la fièvre, on les « latéralise » et on fait un bilan épidémiologique. On ne les relâche pas dans la nature comme ça !
Sur quels critères médicaux exercez-vous cette prévention à l’arrivée de passagers provenant d’une autre destination que l’Afrique de l’Ouest ?
Dr. P. B. Là, c’est purement déclaratif du passager. Quand il se sent mal, il vient nous voir. Un passager malade est trop content à l’arrivée de se déclarer et d’être pris en charge par notre service.
Mais nous avons aussi l’avantage que dans les avions, les aérogares, tout le monde s’auto-contrôle, s’auto-régule. Dans le cas d’un passager couvert de sueur, il y aura toujours quelqu’un pour alerter les autorités de l’aéroport qui nous alerterons à leur tour.
Le problème qui subsiste est celui des passagers « silencieux », en incubation, qui pourraient sortir de l’aéroport sans être repérés.
Ce qui pourrait être le cas pour la dengue, le Chikungunya ou le Zika dont l’incubation va de 4 jours à une semaine. Sachant que dehors le moustique Tigre les attend pour charger, transporter et propager sa cargaison virale ! Il y a danger ?
Dr. P. B. Évidemment qu’il y a danger ! Mais il faut absolument que dehors on informe et on forme la population à prendre les mesures de prévention individuelles qui s’imposent : éradiquer les eaux dormantes, dans les pots de fleurs, fermer hermétiquement les bacs d’eau de récupération des jardins, etc. Il faut leur donner des conseils de bon sens pour lutter contre la prolifération du moustique Tigre.
A la Réunion [1], par exemple, il y a plus de vieux pneus qui traînent sur l’île que de voitures et d’habitants, or les pneus sont des réservoirs à moustiques. Donc il faut faire du nettoyage et pour cela il faut des campagnes d’information publique !
En matière de symptômes, vous êtes formés et en alerte pour ce genre de pathologies, ce qui n’est pas le cas des médecins traitants, des médecins de ville, qui seraient les premiers à recevoir un patient lambda avec ces symptômes. Comment ne pas les confondre avec ceux de la grippe ?
Dr. P. B. On peut confondre beaucoup de symptômes avec ceux de la grippe. Mais, s’il a un doute sur les symptômes d’un patient, il faut lui faire passer un bilan sanguin, le mettre en quarantaine à domicile, attendre les résultats et selon ces derniers envisager d’autres pistes. Mais avant tout, il faut interroger et savoir interroger le patient ! Lui demander s’il a récemment voyagé et dans quelle partie du monde ?
Cette précaution s’applique pour un cas de contamination exogène. Mais dans le cas d’une contamination autochtone, par un voisin ou une personne croisée dans la rue ?
Dr. P. B. Nous avons eu voilà quelques années des problèmes de paludisme aéroportuaire importé. Nous avons flotté pendant trois, quatre jours puis au cinquième jour nous avons trouvé la solution.
Et pour en revenir aux médecins de ville, aujourd’hui grâce à l’informatique les médecins traitants peuvent être informés, faire attention, participer à des forums, etc. On n’est plus à l’époque où il fallait attendre la livraison par la Poste des bonnes feuilles d’épidémiologie ! Maintenant, le médecin de ville reçoit sur sa boîte mail les Alertes DGS –Direction Générale de la Santé–, alertes sanitaires sur lesquelles nous comptons en France. Ça se consulte très vite au petit matin. C’est extraordinaire, c’est gratuit, il lui suffit de s’y inscrire ! C’est très important de le faire. Mais ça reste une démarche volontaire du médecin…
Sur l’Alerte d’aujourd’hui, que j’ai sous les yeux, je lis : choléra au Népal ; propagation hautement pathogène du H1N1 au Nigéria ; canicule et sècheresse en Pologne ; épidémie de dengue à Singapour ; épidémie de rougeole à EuroDisney ; enfant atteint de tétanos à Tours ; épidémie d’oreillons en Irlande ; régression des cas de Chikungunya en Guyane, etc.
Ainsi, dans la journée, si j’ai un patient qui a de la fièvre et qui arrive de Singapour, je penserai aussitôt à la possibilité d’une dengue !
Quelles pathologies redoutez-vous le plus ?
Dr. P. B. Pour l’instant, en dehors d’Ebola, la pathologie qui est source de tout notre intérêt est le MERS Coronavirus (MERS-CoV) surtout lorsque l’on connaît, en plus de l’impact sanitaire [2], l’impact économique provoqué cette année par l’épidémie en Corée du Sud[3]. Il serait redoutable qu’un passager non détecté puisse apporter ce virus sur le territoire européen. Dans un tel cas, un foyer épidémique surgirait quelque part, à partir d’un cas importé, mais ce foyer devrait être « séché » par le maillage social et médical grâce entre autres aux Alertes DGS. Là intervient un support très important et très rapide pour la transmission d’informations et dont je vous parlais précédemment : l’informatique !
Combien de patients se présentent chaque jour à votre centre ?
Dr. P. B. Entre 100 et 140 personnes dont 50 à 60 bénéficient d’une consultation médicale complète réalisée par deux médecins de garde par 24 heures. Ça va de l’infarctus en passant par la femme enceinte jusqu’au décès. Nous avons en moyenne 35 décès par an mais nous avons aussi 2 naissances ! C’est de la médecine de proximité.
Il faut savoir que 1 million de passagers génèrent 140 consultations. Mais nous recevons aussi dans notre service le personnel volant et au sol de toutes les compagnies aériennes, les employés des sociétés des services aéroportuaires, les policiers et douaniers (85 000 personnes au total) ainsi que les habitants des villages des alentours de CDG en partie à cause de la désertification médicale. Dans l’aéroport, ils trouvent 7 jours sur 7 et 24h sur 24 des pharmacies et des médecins de garde sans attendre des heures aux urgences hospitalières ! Nous sommes un dispensaire qui sait faire de la médecine générale, de l’urgence, stabiliser les malades et qui ensuite sait les envoyer à l’hôpital !
Nous avons le meilleur taux de ressuscitations d’arrêt cardiaque de France ! Nous avons 9 arrêts cardio-respiratoires par an dont 5 sont rescapés par nos soins sans séquelles neurologiques.
Les médecins, infirmières et tout le personnel du service médical d’urgence de l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle constitue un équipe très bien formée à la gestion de l’urgence, de l’arrêt cardiaque de manière immédiate ainsi qu’à la prévention et la détection des risques sanitaires.
Propos recueillis par Sylviane Bourgeteau
[1] Une épidémie de Chikungunya a sévi à La Réunion entre le début de l’année 2005 et le milieu de l’année 2006, touchant près de 40 % de la population.
[2] Le MERS-CoV est un virus plus mortifère mais moins contagieux que celui du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), qui avait fait près de 800 morts dans le monde en 2003. Il n’existe aucun vaccin pour ce virus, qui présente un taux de mortalité d’environ 35 %, selon l’OMS. L’épidémie sud-coréenne qui s’est déclarée le 20 mai 2015 lorsqu’un homme rentrant d’un voyage en Arabie saoudite et dans d’autres pays du Golfe a été diagnostiqué. En Arabie saoudite, plus de 950 personnes ont été contaminées depuis 2012 et 412 sont décédées. En Corée du Sud, sur les 183 cas confirmés, 33 personnes ont succombé.
[3] La baisse d’activité due au MERS pourrait coûter 0,3 point au produit intérieur brut (PIB) sud-coréen. Les ventes des grands magasins ont chuté de 16,5 % et celles des supermarchés de 3,4 % durant la première semaine de juin 2015 par rapport à la même période de 2014. La fréquentation des cinémas a plongé de 54,9 % et celle des musées de 81,5 %.