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Retour sur la conférence de Jacques Lévy : « L’alliance des territoires en question »

Jeudi 6 décembre une centaine de personnes étaient présentes pour écouter le géographe Jacques Lévy, invité de l’Institut Kervégan : deux heures d’échange autour de la notion de justice spatiale, sujet de son dernier ouvrage : « Théorie de la justice spatiale. Géographies du juste et de l’injuste », Éd. Odile Jacob, coécrit avec Jean-Nicolas Fauchille, Ana Póvoas.

Ce professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et à l’Université de Reims est lauréat du prix international Vautrin-Lud 2018, la plus haute distinction en géographie. A travers cet ouvrage, fruit de recherches et d’enquêtes menées dans différents Pays d’Europe, il est question de penser les territoires ruraux et périurbains autrement, sous l’angle de la justice. A l’heure où de nombreux citoyens se sentent menacés dans leur mode vie, où un sentiment d’injustice sociale se révèle, Jacques Lévy apporte un éclairage singulier sur les notions d’équilibre, de complémentarité et de coopération entre territoires ruraux, périurbains et métropolitains, notions  également abordées dans le cadre des travaux du groupe « Ruralités » de l’Institut Kervégan.

La justice spatiale,  voir autrement l’espace et la justice

Jacques Lévy s’est attaché dans un premier temps à apporter une définition de la justice spatiale. Il s’agit pour lui d’une nouvelle manière d’envisager l’espace et la justice en prenant en compte la composante politique de la géographie qui fait appel également à l’idée de justice.

Dans le cadre d’une enquête menée en France sur la notion de justice spatiale, à la question, « Qu’est-ce qu’une société juste ? », les réponses apportées faisaient implicitement ou explicitement référence à l’Espace. Le sujet de la justice est  central dans la socialisation des individus, c’est une question importante et qui les intéresse, ce qui est logique dans une société qui se pense comme démocratique.

Cette enquête revisite l’ensemble des conceptions de la justice en débat dans le monde. Elle  propose une lecture profondément renouvelée des enjeux en réunissant des couples de notions souvent opposées : liberté/égalité, capacités individuelles/biens publics, justice/développement.

Par exemple dans le couple liberté/égalité, il apparaît que le socle fondamental c’est la liberté mais elle s’appuie d’abord sur un socle d’égalité. Il ressort que le socle d’égalité demandé par les citoyens comme condition préalable à l’exercice d’une liberté personnelle porte sur trois domaines essentiels : l’accès pour tous à une éducation de qualité, la lutte déterminée contre la pauvreté,  et le respect de la loi et de la règle par tous : riches ou pauvres.

Qu’est-ce qu’un territoire juste ?

En s’interrogeant sur ce que peut être un territoire juste, il est important de comprendre ce que représentent réellement les espaces urbains et ruraux. Les deux couples « ville/campagne » et «urbain/rural » ne sont pas synonymes. En effet, Pendant longtemps l’Europe était constituée d’une société rurale où la terre avait un rôle centrale. La ruralité représente alors une forme de société qui ne peut se définir seulement par un paysage ou un patrimoine. Dans les sociétés essentiellement rurales il y avait des villes, à l’inverse de ce que nous connaissons aujourd’hui : des sociétés urbaines dans lesquelles il y a des campagnes. Ce que l’on nomme le rural isolé correspondrait à ce schéma, mais ces territoires ne sont en réalité pas si isolés. La mobilité y  est facilitée et permet d’accéder à d’autres espaces facilement et rapidement. Les télécommunications permettent aussi de se connecter et d’être relié au monde extérieur. Il faut mentionner aussi que la mobilité des équipements commerciaux qui s’implantent dans ces territoires ruraux peut produire du développement.

Les territoires périurbains, espaces désenchantés théâtre d’inégalités géographiques

Contrairement à ce que font apparaître les revendications sociales actuelles des « gilets jaunes », population provenant en grande majorité des territoires périurbains, il est intéressant de regarder les études pour connaitre réellement la carte de la pauvreté en France. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas dans les zones où il y a les « gilets jaunes » que se trouvent en majorité les pauvres. C’est effectivement dans ces espaces périphériques que l’on compte le moins de pauvres. La pauvreté est plutôt concentrée dans les centres et banlieues des grandes villes avec 85% de la totalité des pauvres en France.

« Il y a autant de pauvres dans Paris intra-muros que dans toutes les communes isolées de France ».

Au-delà de cet état de fait, le mouvement des « gilets jaunes » fait surtout apparaître un problème de vulnérabilité qui n’est pas exactement la pauvreté. Il s’agit plutôt d’un sentiment qui compte dans la perception que l’individu a de sa place dans la société.

Se pose alors la question : comment vit-on dans ces zones périphériques où semblent se cristalliser les maux d’une classe moyenne en révolte. Ses habitants ont-ils eu le choix de leur lieu de vie ? Ce choix est-il subi ?

La réponse se trouve dans l’analyse de la recherche d’équilibre entre choix et contraintes. Il apparaît en effet que ce que les habitants du périurbain paient en plus en mobilité par l’éloignement, ils l’économisent sur le coût du foncier. Des choix économiquement neutres au regard du budget logement plus mobilité des urbains qui est sensiblement le même que celui des habitants du périurbain qui ont toutefois l’avantage d’un logement plus grand.

Un choix également dicté par de réelles attentes concernant l’héritage et le patrimoine culturel de la ruralité. On constate qu’une partie de la société regrette le temps d’un rural fantasmé.

« L’idée de revenir à la campagne est une grande idée des urbains ».

Il ne faut donc pas sous-estimer les choix de modes de vie. Une chose que les habitants du périurbain revendiquent, par exemple, c’est de pouvoir choisir leurs voisins à l’inverse des métropolitains qui ne cherchent pas cette relation. L’expression de choix ne se base donc pas uniquement sur des critères économiques. Aujourd’hui on compte 25 % de Français dans le périurbain, c’est donc un vrai modèle attractif.

Selon Jacques Lévy, « Il y a un réel marché des modèles d’habiter qu’il faut analyser, c’est à partir de cette dimension du désir ou du choix qu’il est possible d’appréhender les questions de justice ».

Ces populations ont le sentiment que leur place dans la société régresse. Par leurs revendications, ils utilisent une métaphore spatiale pour dire où ils se voient dans la société, c’est-à-dire en bas. Il ressort que les questions d’éducation sont constituantes d’un socle d’égalité incompressible pour tous les Français : il y a une réelle inégalité dans la géographie scolaire. Les meilleurs enseignants ne sont pas là où ils seraient utiles.

Des solutions pour construire des espaces justes

L’avenir du développement de ces espaces à faible densité, n’est pas du côté de l’agriculture, au contraire. En effet, l’agriculture n’est pas très productive en terme de développement car, massivement subventionnée, elle est sous perfusion de l’état qui pratique un lobbying musclé.

Ces territoires sont en capacité d’inventer des projets de développement tournés vers la valorisation du patrimoine de la ruralité à travers ses paysages, ses pratiques, son bâti, ses traditions. N’oublions pas que le tourisme représente la première branche économique mondiale. Développer l’agrotourisme serait  un réel atout, le coût du foncier étant très abordable.

La solution se trouve dans  l’équilibre, la complémentarité et la coopération avec les métropoles, dans l’idée d’une métropolisation partagée. Il serait intéressant d’imaginer des projets de complémentarité territoriale en étudiant ce que chacun peut apporter aux autres. Il ne doit pas s’agir d’assistance car chaque territoire possède des atouts à mettre en avant.

« La clé c’est penser en termes de développement commun et non d’assistance », insiste Jacques Lévy.

Les citoyens acteurs du changement d’une société juste

Comment prendre le temps nécessaire pour construire un espace juste tout en répondant aux demandes immédiates des habitants ? Jacques Lévy répond simplement que ce n’est pas possible. On ne peut pas répondre à ces enjeux par l’urgence. Le temps de la discussion est nécessaire. Jacques Lévy déplore la succession  d’injonctions à agir dans l’urgence. Il faut se laisser le temps de l’échange, de l’écoute, du débat, de la recherche. Il faut surtout ne pas infantiliser les citoyens. En effet, on vit globalement dans des sociétés de personnes cultivées qui maîtrisent très bien la communication, des personnes capables d’accepter l’idée de se former pour participer de manière compétente à un débat.

Il est donc possible d’imaginer un exercice démocratique d’un genre nouveau. Il faut aller plus loin que les cahiers de doléances. Il faut permettre à tous de s’exprimer : pour Jacques Lévy c’est la clé. Par exemple en changeant le CESER* pour en faire le cœur de tout un système de démocratie interactive complétant la démocratie participative. Il serait possible de préparer les lois avec des assemblées de citoyens tirés au sort par exemple. Avec  Internet et le développement des outils numériques il serait possible de préparer des états généraux de la fiscalité ou de l’habitat. Les discussions pourront alors établir ce qui est de l’ordre de la justice ou du projet personnel ou alors éclairer sur la nécessité d’impliquer la société dans son ensemble pour assurer des services minimums partout, en précisant selon quelles conditions. Jacques Lévy complète :

«Il faudrait également se poser la question : comment tient-on compte de la mobilité ou pas ? La mobilité est-ce, par exemple,  l’internat dans les lycées ? Ou des petits lycées partout ? Ça se discute ».

Les réponses à ces questions ne sont pas immédiates et mécaniques, chacun à son mot à dire. La clé c’est le temps. Jacques Lévy, pour conclure préconise que

« Les gens du temps court doivent essayer de créer les conditions pour disposer du temps long ».

 

 

 

* Conseil économique, social et environnemental régional

L’interview : Trois questions sur la justice spatiale

Voir la conférence dans son intégralité

La soirée en images

Conférence de Jacques Lévy