En moyenne, un salarié reçoit 88 courriels – dont 12 spams – et en envoie 34 chaque jour dans son entreprise (étude de Radicati Group, mars 2015). Le travail « emailé » est donc une réalité mesurée et pas seulement un ressenti. Ce bouleversement individuel comme collectif, François de Corbière et Bénédicte Geffroy, tous deux chercheurs à l’IMT Atlantique, l’ont disséqué devant une trentaine de personnes à l’Insula Café de Nantes, début juillet.
À l’origine, la messagerie électronique, inventée au MIT de Boston (États Unis) en 1965 puis généralisée dans les années 1990, a une fonction simple. Digitaliser l’envoi du courrier papier (urgent), en remplaçant le fax notamment.
Un demi-siècle plus tard, son rayon d’action est bien plus large, comme le circonstancie François de Corbière, sociologue à l’Institut Mines-Télécom Atlantique : « Aujourd’hui, c’est un outil cannibale qui a mangé tous les autres médias de communication [au travail]. Fondamentalement, c’est un outil assez pauvre techniquement, qui a dépassé sa fonction de départ pour faire de la décision, du traçage, de l’archivage ».
Des cadres dévorés
Primo-dévorés, les cadres, qui estiment passer plus de 5 heures par jour en moyenne à consulter leur messagerie – 5,6 heures en France, 5,4 heures en Europe, 6,3 heures outre-Atlantique, selon des statistiques compilées par Adobe, à l’été 2015.
Le courriel ne change pas seulement le rythme de travail individuel, éparpillé en micro tâches où sphères privée et laborieuse s’entremêlent jusque dans les boites d’envoi/réception (quasiment 9 salariés français sur dix disent lire leur messages personnels au bureau). C’est l’organisation du travail dans son ensemble qui s’en trouve bouleversée.
« Il y a une multiplication des destinataires des mails, avec un aplatissement hiérarchique. Car il est beaucoup plus facile de contacter un n+1 [supérieur hiérarchique direct, ndr], n+2, etc », affine François de Corbière, épaulé dans son raisonnement par sa collègue Bénédicte Geffroy, « La distinction professionnelle va se faire sur le nombre de mails reçus : plus vous êtes important, plus vous en recevez. Sur votre réactivité aussi, qui va déterminer votre niveau d’implication dans l’entreprise ».
Un pilier fissuré
La gestion de la messagerie devient le pilier de l’activité managériale, comme les deux chercheurs ont pu le constater en immersion auprès de 350 cadres d’une importante collectivité locale ligérienne. Illustration : mettre ses collègues en copie d’un message en amont d’une réunion, est une manière d’annoncer une prise de décision et d’affirmer son pouvoir.
Plus cruellement encore, le mail agit comme un révélateur, toujours selon Bénédicte Geffroy.« Toute la gestion des flux de messages ont révélé des carences organisationnelles, simplement sur du qui fait quoi par exemple ». Face à un outil digital devenu incontournable, les chartes internes aux entreprises et autre « droit à la déconnexion » s’avèrent inopérants tant que le circuit hiérarchique n’est pas revu dans son ensemble.
« Une des solutions est de clarifier l’autonomie associées aux responsabilités des différentes personnes, seules ou en groupes », ouvre, optimiste, François de Corbière. Dans le monde, on recense à ce jour 2,672 milliards utilisateurs d’email, ils seront 3 milliards à l’horizon 2020. Vous avez dit urgence ?
Par Thibault Dumas, journaliste.