Paru dans la Tribune Libre #19
janvier 2008
L’idée de cohérence, disait récemment Anatole Waagenarm à la cantonade après une de ses retraites dont il ressort intelligent et disert, nous interpelle à deux niveaux.
Le premier est territorial : n’est-on pas en effet en train, en haut et moyen lieu, d’accélérer une concentration/ségrégation ; l’accentuant ainsi de manière pathologique? Plusieurs mesures semblent aller dans ce sens, par exemple : confirmation de la suppression de la police de proximité, suppression récente d’une grande partie de la juridiction de proximité, accentuation pendant des décennies des grandes surfaces, apparition de véritables «gated cities» à l’américaine et accentuation des ghettos de fait des beaux quartiers( cf. une étude récente sur Neuilly-Auteuil-Passy). N’est-on pas là en train – tout comme on s’en prend aux corps intermédiaires dans la société – de poursuivre la destruction des lieux intermédiaires, lieux de transition/négociation/convivance pour les remplacer par une nébuleuse faite de ghettos de riches, de semi-ghettos de pauvres et de places fortes du cœur du pouvoir, économique ou administrativo-policier, avec entre ces îlots, au milieu de déserts, des non-lieux : friches, parkings, emprises autoroutières, gares ou aérogares, «quartiers».
Mais que dire alors si ce phénomène inquiétant s’accompagne dans les esprits d’une autre dérive spatiale : la virtualisation type Second Life? La conjonction des deux tendances, concentration et virtualisation, n’entraine(ra)-t-elle pas une errance/deshérance des individus d’une telle société: corps concentrés/séparés d’un côté, et la tête ailleurs jusqu’à en être décérébrés?
Waagenarm était connu pour être un oiseau de mauvais augure. Aussi s’empressa-t-il de mettre aussi en question la cohérence d’une autre manière, beaucoup plus près de ce que la plupart des gens appelait leur bon sens : ne faudrait-il pas – persiflait-il dans les estaminets qu’il fréquentait – remettre en valeur la «mise en cohérence»? Et il proposait alors, avec le sérieux qu’on lui connaissait, de créer, à côté de la très nécessaire Haute Autorité de la Modestie, au moins un Secrétariat d’État à la Cohérence. Et il en détaillait, au milieu des rires et des soupirs, les attributions et les moyens d’action.
Il fallait, disait-il, mettre en cohérence :
– la loi et son application. On rit, ajoutait Waagenarm-le-voyageur, dans toute l’Europe d’un pays qui est le premier producteur de lois au monde, mais oublie d’en publier les décrets d’application ou d’en examiner la compatibilité avec les lois déjà existantes, puis qui n’en surveille pas le respect ni n’en mesure les effets ;
– la vitesse des décisions de justice rapportée à l’espérance moyenne de vie des justiciables, alors que tout est fait pour que les pirates, légaux ou pas, meurent chenus dans leurs lits tandis que les amiantés reçoivent réparation après trépas ;
– la liberté des études et le droit à la parole des étudiants d’un côté, le manque de formation du citoyen-étudiant de l’autre ;
– l’importance objective d’une information et sa place dans les médias.
Vous direz à vos lecteurs de compléter la liste, conclut Waagenarm. En le voyant s’éloigner, certains en arrivèrent à croire avoir lu jadis Montesquieu.