Paru dans la Tribune Libre #8
septembre 2006
Le débat sur le futur aéroport de Notre Dame des Landes est bien engagé mais il mobilise peu le citoyen lambda et reste surtout l’apanage de groupes identifiés aux intérêts différents. Dans les conversations de zinc, il n’y a pas de prise de position ferme et on en reste le plus souvent à un «il paraît qu’ils vont le faire», assez peu propice aux grandes envolées lyriques qui font le charme des bistrots.
Tous les élus sont pour, à l’exception des Verts et des communes riveraines. Cette opposition reste cependant relative car on sent bien qu’elle pourrait avoir du mal à résister aux amicales pressions qui peuvent résulter de la négociation électorale pour les uns et du marchandage d’équipements ou de zones d’activité pour les autres. Les riverains s’opposent mais ils ont en face d’eux d’autres riverains, ceux de l’actuel aéroport, plus nombreux qu’eux et très intéressés au transfert. Quelques associations actives posent de bonnes questions et font d’autres propositions que certains élus entendent mais le Préfet et le Président de Nantes métropole rappellent à chaque fois leur détermination forte en faveur du nouvel aéroport.
Tout semble donc se mettre en place pour la réalisation de ce nouvel équipement. Il se fera dans ce qu’on appelle un partenariat public-privé, formule censée soulager les finances publiques mais qui aboutit souvent à ce que l’opérateur privé ajuste sa participation (ce qui est légitime) en fonction de la rentabilité attendue de l’opération et demande aux collectivités de compenser. Vieux principe de la socialisation des pertes et de la privatisation des bénéfices…
Même s’il ne mobilise encore que le microcosme, ce projet constitue l’occasion de se poser de vraies questions sur la nature du développement dans le monde d’aujourd’hui.
Au premier abord, on est plutôt enclin à écouter ceux qui militent en faveur du projet. La nature humaine a besoin de projets, qu’il s’agisse de construire une pyramide pour les siècles futurs ou une cabane au fond de son jardin. Le projet est un moteur et son absence fait souvent régresser. L’Histoire humaine est une Histoire de projets, plus ou moins fous, plus ou moins utiles mais qui tracent une ligne que l’on appelle souvent Progrès. Les opposants aux projets apparaissent alors conservateurs, timorés et manquant d’ambition. Cette dualité de l’ancien et du moderne a rythmé le parcours historique des humains.
Une faille apparaît aujourd’hui qui change la nature du débat. Notre Histoire, notre éducation s’est construite dans la perspective d’un monde « infini » dans lequel le progrès permet de faire toujours plus et toujours mieux. Or, un certain nombre de signes nous indiquent désormais que le monde (au moins celui que les humains sont capables de percevoir) pourrait bien être « fini » et que l’objectif deviendrait plutôt celui de le conserver au mieux.
Dès lors la question des nouvelles formes du développement est posée. Qu’est-ce que la modernité ? De grands projets et de grands travaux encore et toujours ou une faculté d’adaptation au monde en recherchant de nouvelles solutions ? La croissance ou la décroissance ? La première crée de l’activité et de l’emploi mais grignote les ressources dont nous disposons, la seconde semble préserver les ressources mais fige les inégalités criantes et la capacité d’innovation de l’intelligence humaine.
Notre Dame des Landes est-il un projet à l’ancienne, correspondant à des schémas antérieurs ? Est-ce au contraire une infrastructure indispensable et évidente pour le développement ? L’humanité est-elle condamnée au progrès pour survivre et se perpétuer, sachant qu’elle fabrique en même temps les conditions de son déclin ? Si le monde est fini, les capacités humaines le sont-elles ? Le progrès a-t-il changé de sens ? Changer d’orientation, voire revenir en arrière, est-ce un progrès ? Est-ce que reculer peut devenir une autre manière d’avancer ?
Edgar Morin nous indique que cette contradiction humaine de fond ne pourra probablement trouver sa résolution que dans le chaos. La nouvelle religion du développement durable prétend, quant à elle, apporter une solution par une action collective concertée et mondialisée.
Jacques Attali écrivait il y a quelques années que le monde pourrait évoluer vers une société en trois couches. La première serait une toute petite élite qui serait la seule à avoir accès au réel, la dernière serait une petite frange de pauvreté extrême et sauvage. Entre les deux la masse vivrait dans un monde dont les besoins seraient satisfaits par les technologies du virtuel. La mobilité réelle serait un comportement minoritaire et le monde n’obéirait plus aux mêmes règles de développement…
A la terrasse du bar, la réflexion donne mal à la tête. Garçon, remettez une bouteille de rosé, on vient de découvrir que reculer c’est peut-être une autre manière d’avancer, mais dans l’autre sens !!!